Il se trouve que j'étais au salon du livre de Bruxelles – non, à la Foire du livre, là-bas on dit "Foire" parce qu'on aime le bordel ; c'est un fait les Belges aiment davantage le bordel que les Français et c'est pour ça que j'aime les Belges –, enfin bref j'y étais samedi 8 mars. Je n'y ai pas vu les mêmes que d'habitude, je veux dire les mêmes lecteurs. Au stand de Gallimard j'étais placée, pour signer des livres, entre Coralie Trinh Thi (ex-actrice porno, co-auteur du film "Baise-moi" avec Virginie Despentes, critique rock et auteur - il faut lire son dernier ouvrage, "La voie humide" au Diable Vauvert) et Plastic Bertrand ("ouhouhouhouh", prévu mais jamais arrivé, ses lecteurs faisaient la queue devant une photo). Plastic a publié ses mémoires. Un seul titre possible : "Ca plane", sous-titré "délires et des larmes" aux Editions du Rocher. Plastic est un enfant du pays et on ne l'a pas oublié.
Trois auteurs qui dédicacent, trois familles de lecteurs, aucun mélange, aucune dérogation à la ligne fixée : lecteurs gothiques pour Coralie (elle-même sacrément dark), filles de 15 ans (par groupe de trois ou avec leur mère) pour moi - attirées par le titre du livre "Boys, boys, boys", la photo de couverture (une boxeuse dans les cordes) et le prix modique (Folio, autour de 4 euros) - et des familles entières avec poussettes, frères et soeurs, oncles et tantes, visiblement modestes, voire pauvres, voire vraiment en difficulté (filles mères) pour Plastic. Caractérisation indécrottable, étonnante à voir, à constater. Et chaque nouveau lecteur (très peu pour moi, pas mal pour Coralie, une petite foule pour Plastic) enfonçait le clou de cette typologie. La jeunesse, le peuple, les Curistes ; j'aurais aimé qu'ils se mélangent sous mes yeux, mais non, chacun sa file. J'ai abordé un couple de lecteurs gothiques (avec deux enfants, pas encore repeints en noir) de Coralie : lui, grand costaud bedonant dégarni la quarantaine, elle fluette grosses lunettes très douce comme on n'imagine pas les gothiques. Lui, caissier dans une grande surface. Intéressant ça, un homme dans un métier de femme, c'est pas tous les jours. Et il se trouve que ces questions - de genre - m'intéressent. Alors il change de file, fait un pas de côté, un pas vers moi - je suis à la gauche de Coralie - et me raconte à quel point il souffre de travailler dans un milieu de femmes, à quel point on se moque de lui, on le raille - lui l'armoire à glace avec bracelets en cuir cloutés et t-shirt heavy metal ; comment les caissières ne sont pas forcément de son côté, comment joue la solidarité féminine - de sexe - avant la solidarité professionnelle - de classe.
Voilà, on a parlé un peu, du féminisme, on s'est raconté nos vies, le couple a acheté mon livre, on s'est souhaité bonne route et Coralie s'est marrée que moi aussi - avec ma veste en tweed et ma coupe bein peignée qui écoute du rap - j'ai le droit à des lecteurs fans de Marylin Manson. Pas grand chose mais toujours ça : à un moment donné, un déplacement de lignes, aussi infime soit-il.