
Connaissez-vous Temple Grandin ? Autiste, elle est devenue la scientifique la plus réputée dans son domaine, celui de l’élevage. Et ceci apparemment parce que ses dispositions psychiques lui permettent de se mettre à la place du bétail et de voir les choses dans leur optique. Partant de quoi, Temple résout comme personne problèmes et conflits relatifs aux animaux dont elle s’occupe.
Telle est l’histoire que nous raconte Vinciane Despret dans son dernier ouvrage, Que diraient les animaux, si… on leur posait les bonnes questions ? Elle en raconte beaucoup d’autres encore, toutes plus ou moins extraordinaires, toutes plus ou moins cocasses et tournant chacune autour d’un grand thème de réflexion. C’est que, si les petites fables animalières de Despret sont rigolotes et toujours bien enlevées, leur propos véritable est de poser la question de ce qui unit humains et animaux et tout spécialement au cours des observations et expérimentations portant sur ces derniers. Cela donne les 26 chapitres d’un abécédaire, dont chacun tourne autour d’une interrogation qui n’est facétieuse qu’en apparence (« Est-ce bien dans les usages d’uriner devant les animaux ? », « Avec qui les extraterrestres voudront-ils négocier ? », « Pourquoi dit-on que les vaches ne font rien ? »). À chaque fois, une problématique est prise en charge dont on a bientôt fait de mesurer les implications subtiles ou puissantes.
Philosophe et éthologue, Vinciane Despret ne refuse pas de s’attacher aux exploits amusants de tel animal singulier (elle publia en 2004 Hans, le cheval qui savait compter) ou aux performances de tout un groupe (les éléphants qui peignent avec leur trompe). Elle rappelle d’ailleurs à cette occasion que dresseurs et dompteurs de cirque sont souvent de fins explorateurs de la psychologie animale. Mais elle se tourne plus volontiers vers les mœurs communes aux hommes et aux bêtes pour les mettre à l’épreuve d’un exigeante dialectique. Et l’on en apprend de belles, si l’on peut se permettre ! Ainsi que la plupart des espèces animales pratiquent l’homosexualité, que les mêmes ou d’autres respectent le tabou de l’inceste, que les perroquets se taisent obstinément en laboratoire et y fichent le bordel, que les rats ont de meilleures performances quand ils se sentent admirés par l’expérimentateur ou encore que l’accenteur mouchet femelle, oiseau familier, est capable de coucher en douce avec deux mâles différents pour obtenir un meilleur soutien dans le travail domestique.
De quoi il ressort qu’aux yeux de l’auteure, et sans doute des éthologues les plus avancés, animaux et humains forment un vaste ensemble qui partage nombre de conduites psychiques et sociales. Cependant, Vinciane Despret sait bien que, à trop vouloir marquer la similitude entre les deux groupes, elle comme d’autres risquent à tout moment de verser dans l’anthropomorphisme et ses méprises. Par exemple, si l’on perçoit tristesse et désarroi, chose courante chez des primates auxquels on présente le cadavre d’un des leurs, peut-on parler pour autant de deuil ? Comment, en effet, nommer ce que ressentent ces êtres qui n’ont pas notre conscience de la vie et de la mort ? En somme, en ces matières, il importe d’adosser ses réflexions à un perspectivisme de bon aloi, à l’exemple de Temple Grandin, l’autiste douée qui sait se mettre à la place des bêtes. Cela peut-il suffire cependant et comment savoir ce qui se passe dans la tête de ce cheval qui, dans l’État de Washington, « consentit » à sodomiser un homme qui allait en mourir ? Pas question tout de même d’en revenir à ces pratiques médiévales voulant que l’on juge et condamne à mort un cochon ou des termites (sic !).
Mais il est d’autres débats passionnants dans le présent ouvrage. C’est par exemple tout ce qui a trait aux relations entre animaux et observateurs ou expérimentateurs. Que ressentent les rats à l’égard de ceux qui les font courir dans un labyrinthe ? Quelle stratégie déployer pour amadouer une tribu de primates de mauvais poil ? Voyez Barbara Smuts qui, inquiète de voir « ses » babouins lui lancer des regards mauvais alors qu’elle se faisait discrète, choisit d’uriner devant eux : ayant fait quelque chose qu’eux-mêmes faisaient, elle les apaisa. Le fil rouge de l’ouvrage est là : comment établir une relation d’échange empathique entre les bêtes et ceux qui les observent ou les étudient ? En tout cas, des éleveurs de bovins, l’auteure a appris que, pour eux, les bêtes agissent, travaillent. Et voilà qui déjà induit un bien autre regard.
D’un livre foisonnant et passionné, il y aurait encore tant à dire. Ceci au moins : qu’il s’est écrit dans une visible allégresse de pensée et de style. Et, par exemple, j’aime que l’auteure dise des campagnols mâles amenés à s’occuper des enfants en pères new look : « ils ne doivent plus seulement faire bouillir la marmite, ils tournent dedans » (p. 95).
Vinciane Despret, Que diraient les animaux, si…on leur posait les bonnes questions ? Paris, Les Empêcheurs de penser en rond / La Découverte, 2012. 19 €.