Un de nos précédents billets évoquait un Alain Badiou défendant avec un total aplomb et une résolution contagieuse « l’hypothèse communiste ». Le voici qui, dans un autre essai, met en avant ce que l’on peut appeler « l’hypothèse amoureuse », et c’est encore plus stimulant.
Se livrant ici, dans des réponses à Nicolas Truong, à la célébration du sentiment qui unit le plus fortement les individus, Badiou place sa réflexion à l’enseigne de la formule rimbaldienne, selon laquelle «L’amour est à réinventer». Et cette réinvention prend pour lui deux sens. C’est d’abord qu’elle invite à rompre avec les deux conceptions du sentiment amoureux qu’a véhiculées la culture française : celle des moralistes classiques pour lesquels l’amour n’est qu’illusion et habillage trompeur du seul désir sexuel ; celle qui, du romantisme au surréalisme, ramène l’amour au seul moment d’intensité de la rencontre. Mais réinvention bien autrement encore, au sens où la vérité du sentiment amoureux réside dans un processus patient de construction tel que il faille redonner vie à ce sentiment chaque jour.
Au départ d’un amour, dit Badiou, il y a certes le hasard (voilà qui fera hurler les sociologues !), mais vient ensuite le temps de construire, qui se fait inscription de la passion dans la durée. Ainsi, et c’est l’essentiel, tout va se jouer autour de la capacité des amants à passer de la « scène du Un » à la « scène du Deux ». Joliment trouvé, non ? Autrement dit, il s’agira pour le couple d’assumer sa différence — loin de toute fusion — et d’aller d’un régime de l’Identité à un régime de l’Altérité. C’est là tout un processus, qui, nécessairement, rencontre pas mal d’obstacles (« l’amour est aussi à l’origine de crises existentielles violentes, p. 48) ». Dire « je t’aime », commente Alain Badiou, c’est dire « ce qui était un hasard, je vais en tirer autre chose. Je vais en tirer une durée, une obstination, un engagement, une fidélité» (p.43).
Qu’en est-il alors de l’acte sexuel ? Badiou adopte un ton quasi religieux pour en parler, ton qui peut alerter notre méfiance : « L’amour, écrit-il, veut que sa preuve enveloppe le désir. La cérémonie des corps est alors le gage matériel de la parole, elle est ce à travers quoi passe l’idée que la promesse d’une réinvention de la vie sera tenue, et d’abord au ras des corps. Mais, les amants savent, jusque dans le plus violent délire, que l’amour est là, comme un ange gardien des corps, au réveil, au matin, quand la paix descend sur la preuve de ce que les corps ont entendu la déclaration d’amour. » (p. 38). Mais bon, concédons au philosophe le droit de se faire poète un instant, lui qui a mis l’amour au théâtre en quelques occasions.
Le philosophe retrouve d’ailleurs toute sa vigueur lorsqu’il est interrogé sur les rapports entre amour et politique. Là, les choses se compliquent. Entre les deux « régimes » s’esquisse un parallélisme dans un premier temps. D’ordre individuel, l’amour est recherche d’une différence créatrice ; d’ordre collectif, la politique est recherche d’égalité. Le premier a sa forme instituée dans la famille ; la seconde dans l’État. Le premier est guetté par l’égoïsme ; la seconde par la haine. Or, c’est là que surgit l’ennemi propre à la politique et qui n’a pas d’équivalent dans l’amour (encore que le rival…). Dès lors, le clivage est net entre les deux domaines. Avec ceci cependant que les conditions politiques peuvent retentir fortement et diversement sur l’expansion amoureuse. Il est clair, par exemple, que, fécond en égoïsme et fertile en haine, notre temps est peu propice à l’acte d’aimer.
Encore qu’avec Badiou on puisse raisonner autrement encore et tenir la passion amoureuse pour forme de résistance à l’ennemi politique le plus insidieux ou le plus dur. C’est déjà ce qu’avait compris Stendhal sous la Restauration : s’aimant dans la cellule de l’Obéissance passive, les Clélia et Fabrice de La Chartreuse dressaient symboliquement leur amour en refus de la tyrannie. Surgit alors cette question tout de même : n’existe-t-il pas des conditions de transfert de l’amour à deux au grand nombre ? Pour Badiou, la réponse fut, en un autre temps, dans l’internationalisme : on en est loin aujourd'hui. Elle pourrait également se trouver dans la fraternité de la devise républicaine : on ne s’en rapproche guère. C’est que les temps sont à l’identité nationale, et ce n’est décidément pas la bonne voie.
Tout cela nous donne un petit livre inventif et foisonnant ,qui file dans plus d’une direction. Son auteur y affronte la question de l’amour avec une résolution magnifique, où se mêlent pensée profonde et candeur juvénile. Bref, une réflexion unique et un vrai bonheur de lecture.
Alain Badiou avec Nicolas Truong, Éloge de l’amour, Paris, Flammarion, « Café Voltaire », 12 €.