
De son vrai nom Viktor Lvovitch Kibaltchiche, Victor Serge fut tout ensemble, dans la première moitié du XXe siècle, une figure révolutionnaire impavide et un journaliste de grand talent. Les éditions Agone ont la bonne idée de rééditer aujourd'hui tout un pan de ses chroniques parues dans des conditions singulières, comme on va voir.
Que l'on sache d'abord que, Russe d'origine, Serge est né à Bruxelles dans une famille qui avait fui le régime des tsars. Il fréquente très tôt à Bruxelles et Paris les milieux de l'anarchie et est entraîné dans le procès de la bande à Bonnot qui lui vaut plusieurs années de prison. Libéré, il rejoint la Russie au lendemain de la révolution d'Octobre et, journaliste au service du Parti, s'occupe de politique internationale. Appartenant à l'aile gauche trotskiste, il se voit bientôt persécuté par le régime puis déporté dans l'Oural. Suite à une large campagne menée en sa faveur, il est un des rares «déviationnistes» que l'URSS libère et ce en 1936. Il retrouve alors Bruxelles et, reprenant la plume, va suivre de près les grands événements de l'époque: purges staliniennes, montée des fascismes, Front Populaire en France, guerre civile d'Espagne. C'est dans ce dernier événement qu'il s'implique le plus, prônant la coalition des communistes avec le POUM et les anarchistes tout en sachant que les premiers tireraient dans le dos des autres, et pas seulement au figuré. En 1940, au moment de la guerre, il se réfugie à Mexico, où il mourra en 1947 dans le dénuement.
Dans la période intense de l'avant-guerre, Victor Serge se retrouve en fait sans tribune. Pourtant, à Liège, un quotidien soutenu par le mouvement socialiste «officiel» lui ouvre ses colonnes de façon quelque peu imprévue. La Wallonie n'a que 30.000 lecteurs mais fait montre d'une grande liberté de ton et de pensée qui lui vaut l'estime de beaucoup et son directeur, Isi Delvigne, ose engager un collaborateur qui sent le soufre. En quatre années, Victor Serge va publier dans le journal pas moins de 200 chroniques. C'est à peu près la moitié d'entre elles que reprend aujourd'hui Agone sous le titre de Retour à l'Ouest.
Dans La Wallonie, Serge aborde tous les sujets de l'heure, qui certes ne font pas défaut. Engagé, son journalisme veille cependant à garder ses distances et à combattre pour la vérité. Ainsi ses condamnations du stalinisme sont sans réserve mais toujours en recherche d'une explication de cette monstruosité que fut l'élimination violente des compagnons de la première heure.
En fait, sans l'avoir voulu, Serge récapitule un demi-siècle d'histoire dans un tableau d'une grande vigueur. De cette toile de fond se détachent de fort beaux portraits. Ceux de grandes figures disparues : Lénine, Gramsci, Toukhatchevski. Ou ceux d'écrivains qui ont marqué l'époque: Gorki, Gide, Plisnier. Par-dessus tout, il y a chez Serge un style et cette volonté de croire en l'homme que démentent pourtant les événements d'alors et qui n'est plus guère de notre temps.
Victor Serge, Retour à l'Ouest. Chroniques (juin 1936-mai 1940), Marseille, Agone, avec une préface de Richard Greeman et des notes d'Anthony Glinoer, 2010. 23 €.