Le Téléviathan : beau et redoutable terme pour désigner la télévision, ce monstre qui dévore à plaisir nos cervelles, nos pensées, notre temps. C'est celui qu'a forgé Alexandre Lacroix pour pointer le pouvoir abusif que ce puissant média (pourtant en perte de vitesse) exerce sur nous et notamment par l'entremise de ces animateurs d'émissions et de débats qu'il perçoit en alligators régnant sur de bourbeux marécages. Sur le plateau télévisuel, ces dangereux sauriens se croient, estime-t-il, tout permis : ils sont prêts à happer et à broyer ceux qu'ils attirent dans leur marigot.
Jeune rédacteur en chef de Philosophie magazine, Lacroix a saisi l'occasion d'un incident auquel il a été mêlé pour régler quelques comptes avec une télévision à l'écart de laquelle il se tient pourtant (pas de récepteur chez lui !) ; il le fait dans un pamphlet enlevé et parfois bavard qu'il intitule donc Le Téléviathan. Paru dans la belle collection « Café Voltaire » de Flammarion, l'ouvrage est fait de deux parties bien distinctes.
La première relate l'incident. En mars dernier, Alexandre Lacroix est invité par France 2 à un débat en captage indirect portant sur les dérives et excès de la télévision. Ce débat suivait la diffusion d'une émission expérimentale conçue par Christophe Nick sous le nom de «Jeu de la mort». Au cours de celle-ci, des participants posaient des questions à un joueur enfermé dans un caisson (un comédien en fait) : à chaque fois que le joueur répondait de travers, le participant-questionneur avait à lui envoyer une décharge électrique - toujours plus violente. Or, comme on pouvait l'observer, la plupart des participants étaient prêts à aller loin dans le jeu, voire jusqu'à la mise à mort de la «victime».
Plusieurs personnes ont donc été conviées à débattre de cette expérience partiellement simulée en réfléchissant sur le pouvoir exorbitant de la télé. Présentateur connu, Christophe Hondelatte anime la présentation et la discussion. Il introduit les personnes présentes et s'étonne que l'une d'entre elles reste discrète sur un élément de sa vie, soit son homosexualité. Hondelatte livre alors lui-même cette information. De plus, une autre participante est entraînée par une question à travestir la réalité. Quand vient le tour d'intervenir de Lacroix, il choisit de ne pas parler du « Jeu de la mort » mais préfère noter que les mécanismes de coercition propres à la télé sont déjà à l'œuvre dans le débat auquel il prend part. Réaction de Hondelatte : « Tu vois la porte là-bas ? Tu sors. Tu dégages. Pas de ça dans mon émission ». On manque alors d'en venir aux mains puis les choses se calment et le débat se poursuit vaille que vaille. L'incident disparaîtra au montage.
Mais le plus intéressant est sans doute ce qui se passe dans la suite. Lacroix s'avise de rapporter ce qui lui est arrivé à France 2 dans une tribune de Libération, et ce le jour du passage de l'émission. C'est alors que se multiplient les pressions pour que son article ne sorte pas ; par ailleurs, Hondelatte, Nick et d'autres se chargent de diverses mises au point sur les ondes. L'article paraît néanmoins. Toute l'affaire est édifiante, on en conviendra : elle lève un voile sur le pouvoir abusif que détiennent et dont usent certains de ceux qui gèrent en télé les émissions de débat.
Fort de cette expérience, Alexandre Lacroix va, dans la second partie du volume, réfléchir à ce qui fonde son rejet du média télévisuel. À la barre, il convoque ainsi quelques penseurs de renom pour s'aviser de ce que leurs arguments, tous hostiles, ne sont pas entièrement convaincants. Trois exemples. En premier, la thèse de Pierre Bourdieu, soutenant que, dans les débats et interviews télévisés, il est impossible de tenir un discours un peu construit tant le temps de parole est réduit et tant les intervenants sont mis sous tutelle (ainsi de tel délégué syndical constamment coupé par l'interviewer). En second, le point de vue de Karl Popper : les producteurs de télévision, dit-il, prétendent qu'ils donnent au peuple ce que celui-ci demande, mais se refusent à voir que ce sont eux qui produisent la basse culture qu'ils offrent. En troisième, celui de Bernard Stiegler : d'un côté, par les énormes publics qu'elle touche de façon synchrone, la télévision force les gens à renoncer à leur identité et uniformise leur perception du monde ; de l'autre, son impact sur l'opinion est tel que les décideurs politiques se croient contraints de réagir en temps réel à l'actualité tel qu'elle est présentée. Qu'un violeur récidive et le lendemain il faudrait revoir la loi. Ces arguments, commente Lacroix, contiennent leur part de vérité mais aucun ne recèle de critique décisive.
Lui reste donc à proposer sa propre argumentation. Elle est simple, désarmante, efficace. Sans nous apporter plus qu'un endormissement de notre conscience, la télé est un instrument désastreusement chronophage. Ainsi elle peut immobiliser et tétaniser une famille pendant des heures alors que, pour celle-ci, il serait tellement plus profitable d'utiliser son temps à mettre mille choses en commun. Ce n'est même plus là un argument mais un ressenti, dont nous avons tous l'expérience intime.
Ainsi de moi-même qui écris ce texte à la campagne loin de tout récepteur télé. Quel bonheur d'avoir tant de soirées vacantes ! Et d'en profiter par exemple pour relire Le Grand Meaulnes. Or, justement, le jeune narrateur d'Alain-Fournier insiste beaucoup sur les soirées d'hiver passées dans son village du Cher en fin du XIXe siècle. Certes, elles étaient parfois bien longues, ces soirées-là, mais le moindre événement les nimbait de charme. Et puis tel soir survint Augustin Meaulnes. Et l'aventure put commencer ; elle serait faite d'amour, de secret et de mort. Il faut relire Le Grand Meaulnes, loin de la télé.
Alexandre Lacroix, Le Téléviathan, Paris, Flammarion, « Café Voltaire », 2010. 12 €.