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Billet de blog 22 juillet 2013

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Et même si le mauvais théâtre est increvable

C’était en Avignon l’an passé. En public, Alain Badiou s’entretenait avec Nicolas Truong de sa passion du théâtre. C’est devenu aujourd’hui un petit volume alerte et pénétrant qui reprend l’entretien et fait le tour de cette question essentielle : dans quelles conditions le théâtre peut-il poursuivre sa route en dépit des attaques dont il est l’objet, aujourd’hui comme jadis?

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C’était en Avignon l’an passé. En public, Alain Badiou s’entretenait avec Nicolas Truong de sa passion du théâtre. C’est devenu aujourd’hui un petit volume alerte et pénétrant qui reprend l’entretien et fait le tour de cette question essentielle : dans quelles conditions le théâtre peut-il poursuivre sa route en dépit des attaques dont il est l’objet, aujourd’hui comme jadis?

Philosophe, Badiou a écrit pour le théâtre, a été joué et a suivi quelques-unes des grandes expériences de la scène à notre époque. A commencer par Vilar et son TNP qui furent l’époque d’un théâtre populaire de haute exigence, rassemblant et unissant les foules. Or, plus que jamais aujourd’hui, le théâtre est mis en cause sur sa droite comme sur sa gauche. Menace à droite où faveur est donnée au mauvais théâtre, théâtre de musée ou de conservatoire ou spectacle de pur divertissement ; menace à gauche où est célébrée la fin du genre dans une entreprise de déconstruction qui donne congé au texte et éventuellement aux comédiens. Mais le vrai et bon théâtre demeure, dit Alain Badiou, qui échappe à ces menaces, et il est assez de mises en scène ou de textes qui témoignent aujourd’hui de sa santé : Fabre, Castellucci, Ostermeier, Koltès, etc.

Mais voilà qui retient davantage notre philosophe. De tout temps, le théâtre a été contesté par la philosophie et par ses plus grands représentants, de Platon à Nietzsche. Mais c’est que Platon, outre qu’il ne dédaignait pas de donner une forme théâtrale à des Dialogues, redoutait, pour la paix et l’ordre de la cité, que la scène dramatique ne pourvoie le public en illusions et passions dangereuses. Pourquoi cependant exclure le théâtre au nom de la philosophie ? « Au fond, dit Badiou, [ils] ont la même question : comment s’adresser aux gens de façon à ce qu’ils pensent leur vie autrement qu’ils ne le font d’habitude ? » (p. 34). Remarque en passant qui est nôtre : ne pourrait-on en dire autant des grands textes de la production romanesque ? 

Le chapitre le plus original du volume a trait à la place du théâtre entre danse et cinéma. C’est que le genre est foncièrement hybride même s’il veille à ne pas verser d’un côté ou de l’autre. Il tient de la danse qui est immanence du corps et il relève d’une imagerie qui est transcendance lumineuse. Il emprunte à ce mouvement où la danse montre ce dont le corps est capable et il emprunte au cinéma la puissance d’une figuration.  En fin de compte, c’est la présence d’un texte qui lui donne la meilleure assise et le protège de l’impureté, assurant symboliquement sa durée. C’est à travers ce texte qu’il apparaît pleinement  en « événement de la pensée » alors qu’on ne peut en dire autant du cinéma qui, pour l’auteur, ne dépasse pas le stade de la « visitation » de cette même pensée dans la mesure où, enregistrement furtif et toujours quelque peu mélancolique, il ne recueille que des traces de l’idée en mouvement. 

On pouvait s’attendre enfin à ce qu’Alain Badiou reprenne à son compte la conviction répandue à gauche que tout théâtre est en soi politique. Or, pas du tout. Oui, la politique et les questions d’État furent toujours des thèmes de prédilection de la scène dramaturgique (voir Aristophane ou Corneille). Oui, les leaders politiques peuvent mettre de la théâtralité dans leurs adresses aux foules. Ainsi d’un de Gaulle cornélien, d’un Mitterrand qui fleurait bon l’opéra italien ou d’un Sarkozy s’indexant facilement sur Feydeau. Mais, non, il n’est aucune obligation pour le genre à ne traiter que de politique : c’est toute la vie humaine qu’il lui revient de prendre en compte.

Au total, introduit qu’il est avec pertinence par les questions de Nicolas Truong, Alain Badiou, déjà l’auteur d’une Rhapsodie pour le théâtre, tient sur le grand art de la scène un discours de foi et de belle santé. Il aime à dire d’ailleurs qu’assistant à une représentation quelle qu’elle soit, il a tôt fait de voir si elle honore la haute tradition. Car, si le mauvais théâtre est increvable, il s’en produit encore de l’excellent , celui qui répond à une double exigence : « Accroché par le haut aux formes les plus sophistiquées du débat d’idées, le théâtre organise l’énergie qui vient d’en bas, du marécage des pulsions, de tout le réel subjectif non encore symbolisé. » (p.89-90). Et c’est bien là que, tout naturellement, le spectateur averti trouve sa place sans qu’il soit pour autant mobilisé par des artifices l’incitant à « participer »

Alain Badiou avec Nicolas Truong, Éloge du théâtre, Paris, Flammarion, “Café Voltaire”, 2013. 12 €.

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