Voici un beau livre pour les vacances. Il narre ce qu’en d’autres circonstances on tiendrait pour une performance sportive. Mais son auteur, Antoine de Baecque, n’aimerait pas que l’on parle ainsi de l’exploit qu’il a mené à bien en septembre 2009. C’est qu’il a en horreur tout ce qui tient des hauts faits spectaculaires et des records. Et comme il a raison ! S’il a mené à bien sa traversée des Alpes par le GR5 accomplie en 26 étapes d’un jour, c’est dans un esprit tout autre, un esprit de rigueur physique et intellectuelle qui allait le mener des bords du lac Léman jusqu’à Nice via une randonnée quotidienne d’une dizaine d’heures.
Son objectif était double. Pour le physique, conduire seul une très longue marche en la concevant de la façon la plus méthodique et dans une sorte de rencontre heureuse avec la montagne. Pour l’intellect, réfléchir à ce que signifie la relation d’un corps au relief montagnard et, bien plus encore, à l’histoire de ce relief pénétrant ce même corps par les pieds autant que par les sens. Tout le volume est d’ailleurs organisé en fonction d’une expérience de ce que de Baecque appelle une « histoire marchée ».

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Mais quelle est cette histoire ? Elle aussi est double. Il y a d’un côté tout ce qui s’est produit au cours des siècles dans la région parcourue et, dans le cas des Alpes françaises, ce n’est pas peu de chose. Ainsi le GR5 recoupe des routes de pèlerinage et des lieux de piété, rencontre des fortifications militaires et des sites de clandestinité, suit des chemins de colportage aussi bien que de contrebande, relève les traces d’une activité économique scandée par le transport des denrées (la route du sel !) ou par la transhumance des bêtes. Il y a d’autre part ce qui a fait de ces Alpes un haut lieu de la randonnée sociale en même temps que sportive et telle que s’y est écrit « une histoire des sensibilités du corps au cadre alpin » (p. 23).
Par ailleurs et ce n’est pas peu, de Baecque se fait encore l’historien du GR5 lui-même et de ces pionniers qui ont procuré depuis le début du XXe siècle, aux randonneurs par milliers, un espace d’exercice unique, donnant forme aux parcours, fédérant les amateurs, défendant les sites. Ainsi le grand initiateur fut Jean Loiseau auquel est consacré ici tout un chapitre et qui, avec ses « compagnons voyageurs », définit dans la première moitié du XXe siècle un code de la randonnée avec règles d’hygiène et prescriptions d’équipement. La création du GR5 doit beaucoup également au duo qu’ont formé un militant d’origine populaire, Roger Beaumont, et un aristocrate, Marc de Seyssel. L’auteur évoque leurs figures avec reconnaissance et spécialement dans ces chapitres « réservés », qui dans le volume, sont d’une typographie différente et se lisent comme une histoire de la randonnée française. Beaucoup de ces inserts racontent toute une action sociale et, par exemple, le mouvement des auberges de jeunesse (ah le temps des pères aub’ et des ajistes !) qui fit de la marche en montagne et des gîtes d’étape un de ses points d’appui majeurs à l’époque du Front Populaire.
Pratiquant austère de la randonnée, de Baecque ne peut aimer le tourisme de masse et les stations de ski qui ont malmené l’Alpe (voir Chamonix). Aussi ne manque-t-il jamais de les stigmatiser au passage, écrivant : « ces villes à la montagne, ces loisirs dans la nature, cette musique trop forte ”au pied des pistes”, cette mixité architecturale et commerciale, cet artifice mièvre et commode : l’aboutissement névrotique et malade d’un monde à bout de souffle. » (p. 212) C’est dire que notre randonneur évitera ces lieux et préférera nous expliquer comment se prépare en altitude le beaufort, ce bon fromage local.
Le lien qu’en cours de route le marcheur historien maintient avec son prochain est forcément celui des gîtes d’étape, quand vient le moment où l’on met sac à terre et où l’on se restaure dans tous les sens du terme. Donc douche, repas, mise à jour du carnet de voyage, soins apportés aux cloches et aux blessures. Ce sont parmi les passages les plus savoureux du volume. À l’étape, la grande hantise de l’ex-journaliste de Libération est de trouver un numéro de L’Équipe et de le dévorer. Pour le lit, notre homme est difficile et il se plaint des dortoirs collectifs avec grands-mères ronfleuses et grands-pères prostatiques. Par ailleurs, il note volontiers que les moments érotiques ne sont pas une spécialité montagnarde. Sauf à pousser loin la sympathie pour les chamois et bouquetins rencontrés ça et là.
Mais c’est déjà demain et commence une autre belle journée avec casse-croûte et projet de franchir le col le plus proche. Oui, la montagne est belle ! Et l’ouvrage d’Antoine de Baecque nous donne maintes raisons de le penser.
Antoine de Baecque, La Traversée des Alpes. Essai d’histoire marchée, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », 2014. € 24, 50.
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