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Billet de blog 23 février 2016

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L'érotisme comme perte et comme victoire

Voici un magnifique petit livre que nous devrions tous lire même s’il a été écrit il y a des dizaines d’années. Sous le titre d’Histoire de l’érotisme, Georges Bataille, philosophe et grand écrivain, y analyse les fondements anthropologiques de la sexualité humaine, qui sont aussi ceux de la culture et de la civilisation.

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Voici un magnifique petit livre que nous devrions tous lire même s’il a été écrit il y a des dizaines d’années. Sous le titre d’Histoire de l’érotisme, Georges Bataille, philosophe et grand écrivain, y analyse les fondements anthropologiques de la sexualité humaine, qui sont aussi ceux de la culture et de la civilisation. Cette partie de l’œuvre de Bataille avait été quelque peu enfouie dans les œuvres complètes de l’auteur. Elle nous revient aujourd’hui dans un petit volume commode et attrayant.

Illustration 1
L'Histoire de l'érotisme

Pour Bataille, l’érotisme, qui est toujours libre dépense, forme avec le travail ce par quoi l’homme se dégage de l’animalité. Ceci va reposer sur un acte initial qui est commun à toute société : l’interdit de l’inceste. Et l’auteur de rappeler ici Lévi-Strauss mais aussi Freud ou bien encore Marcel Mauss avec sa théorie du don. Inceste prohibé et don prescrit, tous deux sont à l’origine de cet échange des femmes qui va permettre aux groupes humains de se reproduire, de survivre, de s’étendre. Mais Bataille de relever que l’interdit de l’inceste complète dans la sortie hors de l’animalité d’autres censures, à savoir celles de l’obscène, du sang menstruel, des excréments, de la nudité et de la mort comme pourrissement. Tout cela appartenant à une vaste nuit humaine et constituant le grand domaine du repoussant.

Mais si l’homme premier a instauré une suite d’interdits pour marquer son émergence, il ne l’a fait que pour mieux transgresser ensuite les mêmes censures. C’est que cet homme refusait de se consumer dans le seul travail et la seule production. Et telle est bien la grande thèse de Bataille selon laquelle il fallait également que participent du bonheur humain dépense, perte et jouissance, soit tout ce que notre philosophe hégélien appelle parfois la part maudite. Et d’évoquer à ce propos et un peu curieusement un “renversement des alliances”. Autant dire, pour parler encore comme Bataille, que, enfreignant de la sorte ses propres principes, l’homme va retourner à son vomi, à sa saleté. Comment justifier pareil retour ? “Une différence profonde vient, écrit l’auteur, de ce que la “nature” désirée après avoir été reniée ne l’est pas dans la soumission au donné, comme elle pouvait l’être en premier lieu, dans le mouvement fuyant de l’excitation animale : c’est la nature transfigurée par la malédiction, à laquelle l’esprit n’accède alors que par un nouveau mouvement de refus, d’insoumission, de révolte.” (p. 74) Et voilà l’être humain reconduit à une jouissance qui est comme une noyade, une plongée dans l’infini, la totalité. Si homme et femme s’y perdent, c’est donc pour leur plus grand bien.

Mais homme et femme vraiment ? Bataille ne veut pas ignorer que la femme s’objective dans l’amour partagé, c’est-à-dire que sa beauté dénudée se transforme en objet du désir masculin – et nous voilà loin du discours féministe. Se pose par ailleurs la question de savoir si le mariage peut survivre aux tâches domestiques. Vieux problème évidemment que le philosophe élude pour toute une part.

Mais revenons à la perte de soi dans la jouissance. Comme le Stendhal de La Chartreuse de Parme le savait si bien, elle participe d’une activité nocturne et sombre. Et l’on redira encore qu’il n’est pas d’érotisme sans que l’individu ne rejoigne le domaine de l’obscène et qu’il ne le fasse dans le plaisir. Bataille concède cependant : “L’activité érotique peut être immonde, elle peut aussi bien être noble, éthérée, excluant les contacts sexuels, mais elle illustre le plus nettement un principe des conduites humaines : ce que nous voulons est ce qui épuise nos forces et ressources et qui met, s’il le faut, notre vie en danger.” (p. 102) On peut voir par ailleurs qu’il faut peu pour que cette activité génère souffrance et mal à même la jouissance. Et Bataille de se référer à cet endroit au Lautréamont et Sade de Maurice Blanchot (1949). Il en retient que l’individu sadien est radicalement voué à la solitude et que, par suite, il n’accède au plaisir qu’en reculant les limites du possible, c’est-à-dire en allant jusqu’au bout de la violence et du mal. Et voilà l’amant (l’amante parfois) devenu tortionnaire comme au long des 120 Journées débitées par le divin marquis.

Ce n’est cependant pas cette image atroce qui prévaut dans L’Histoire de l’érotisme. Et, par exemple, Bataille écrit de fort belles pages sur la nudité dans l’amour et sur ce qui fait son équivoque. À partir de quel seuil d’ailleurs la chair nue se fait-elle excitante ? En tout cas, pas d’acte amoureux sans pulsion destructrice.

Dans un bref épilogue, Geoges Bataille passe de façon inattendue au champ politique. C’est qu’il écrit son étude au temps où sévit la Guerre Froide, ce qui situe son ouvrage dans le temps. C’est l’occasion pour lui de soutenir que, si l’érotisme est sans nul doute en marge de l’Histoire, il pourrait bien ne pas le rester. Mais, pour cela, il y faudrait une paix telle que l’humanité connaisse une élévation générale du niveau de vie des gens et si bien que l’être humain puisse dévouer une partie de l’énergie qu’il réserve au travail à la fête, au plaisir, à l’oisiveté, à l’érotisme. Et ce serait de quelque manière la fin de l’Histoire. Une fin dont on célébrerait volontiers la venue. Mais, Daech aidant, on est loin du compte.

Georges Bataille, L’Histoire de l’érotisme, Paris, Gallimard, “Tel”, 2015. € 12.

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