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Billet de blog 23 décembre 2008

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Kracauer l'outsider

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Il faut redécouvrir Siegfried Kracauer, personnage unique de l’Allemagne de Weimar. Il était dans la mouvance de l’école de Francfort et de la « Théorie critique » mais Adorno l’a plus ou moins rejeté. Il se sentait proche de Georg Simmel, ce philosophe qui analysait en sociologue aussi bien l’amour que l’argent. Il avait bien des affinités avec Walter Benjamin : il était Juif, fasciné par le phénomène urbain et Benjamin le décrivit en chiffonnier baudelairien. Il a surtout laissé quelques très beaux livres, tels que De Caligari à Hitler (Flammarion, 1987), Jacques Offenbach ou le Secret du Second Empire (Le Promeneur, 1994), Le Roman policier : un traité philosophique (Payot, 1981). La Découverte a la bonne idée de publier aujourd’hui une traduction de L’Ornement de la masse. Essais sur la modernité weimarienne. Recueil paru en 1963 seulement mais qui réunit des textes écrits dans les années 20 et 30 et notamment dans la Frankfurter Zeitung, où Kracauer tint longtemps le feuilleton depuis Berlin.

Ce qui fait tout le charme de Kracauer aujourd’hui encore, c’est qu’il aborde des problèmes sociaux et des questions morales non en philosophe qu’il eût pu être ni en sociologue qu’il était presque mais en journaliste touche à tout qu’il fut. Donc on ne trouvera pas chez lui de grandes doctrines un peu massives comme les affectionnaient les Adorno ou les Simmel, mais bien plutôt des réflexions libres sur ce qui était son objet global de prédilection, à savoir la modernité de la vie des villes dans le premier tiers du XXe siècle. En fait, scrutant la cité moderne et ce qui fait son excès et son désordre, le critique prend acte de l’émergence définitive d’une culture de masse dont il se fait le commentateur avisé, voyant bien par exemple combien cette culture s’origine dans le Second Empire français et ses paillettes. Partant de quoi, il commence par prendre acte du désenchantement que produit cette culture chez tous ceux qui se sont nourris à des sources plus nobles. Mais, pour autant, il ne rejette pas cette culture dans sa totalité, et Olivier Agard, qui introduit le présent volume, peut écrire : « Selon Kracauer, on ne peut plus […] éviter de prendre pour point de départ la réalité morcelée et chaotique du monde moderne, celle de la grande ville. Pour éviter le piège simmélien de la digression à l’infini, il convient de considérer ce paysage urbain dans une perspective mélancolique, comme le reflet négatif d’un absolu qui a été perdu. Les formes culturelles modernes doivent être lues comme les indices d’un manque vers lequel elles font signe. » (p. 12) Ainsi la culture de masse vaudrait en ce qu’elle se fait tension émouvante en direction de quelque paradis oublié.

Cela veut dire que le critique se montrera toujours ambivalent envers les manifestations les plus emblématiques de la modernité massifiée. C’est déjà en sémiologue qu’il analyse l’expansion de la photographie et c’est en sociologue qu’il critique le succès des biographies de grands hommes. Dans « L’Ornement de la masse » (quel titre !), essai particulier qui donne son titre au volume, Kracauer analyse avec acuité ces ballets où des girls à l’américaine accomplissent toutes le même geste de la jambe au même moment. Or, il évite de se montrer totalement hostile à ce genre de spectacle. C’est que, sympathisant avec sa rationalité abstraite exprimée en figures géométriques, il s’en tient à faire grief à cette rationalité de tourner à vide et de n’aller nulle part — ce qui évidemment n’est pas peu et constitue, pour le critique, le reflet même du capitalisme. L’un des essais les plus marquants et les plus plaisants du présent volume est intitulé « Le hall d’hôtel ». Grand badaud urbain devant l’éternel, Kracauer avait, comme Benjamin, une fascination pour les lieux de passage. Tout au long de son article, il poursuit un parallèle entre « la maison de Dieu » et le hall d’hôtel contemporain : tandis que la première est lieu d’une communauté qui se cherche et se trouve, le second est fait d’individus anonymes, s’ignorant les uns les autres et se repliant sur leurs secrets. De là, le raccord fait en passant avec le roman policier dont les personnages sont réduits à des rôles quasiment abstraits qui tentent de diverses manières d’entrer en relation et aussi bien d’échapper à la relation (on songe ici au rôle des halls d’hôtel dans un cinéma à venir, celui de Hitchcock). Et Kracauer d’aller jusqu’à voir dans cette image du hall quelque chose de l’esthétique kantienne en ce qu’elle met en avant l’isolement du domaine esthétique et son absence de contenu.

Peut-on parler d’une méthode Kracauer ? On a évoqué à son propos une « phénoménologie de la surface ». C’est bien vu, mais à la condition de préciser que ce que capte le journaliste-sociologue en surface des phénomènes, ce sont des détails valant comme indicateurs de significations plus profondes. Ainsi le critique ne cesse de débusquer l’indice pour le projeter sur un registre plus ou moins allégorique. Quant à celui-ci, il le trouve dans deux grandes sources d’inspiration, d’un côté la religion judaïque, en tant que référence plutôt vague, et de l’autre un marxisme attentif au développement historique des classes sociales. À cet égard, de beaux textes comme « La révolte des couches moyennes » ou « Le groupe porteur de l’idée » relèvent d’une sociologie originale, rappelant que Kracauer est l’auteur d’un ouvrage important sur les employés.

Saluons en lui un journaliste comme il n’en est plus guère, au sens où il s’aventurait sans crainte dans les disciplines savantes, mettait en question certaines de leurs lourdeurs théoriques, leur proposait des objets nouveaux d’études dans lesquels, du cinéma au roman policier en passant par le music-hall, lui-même investissait une grande passion. Ce Siegfried-là a encore des choses à nous apprendre et l’on ne perd pas son temps à le lire.

Siegfried Kracauer, L’Ornement de la masse. Essais sur la modernité weimarienne. Traduit de l’allemand par Sabine Cornille. Paris, La Découverte, coll. « Théorie critique », 2008. Prix : 26 €

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