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Dans un ouvrage magistral intitulé Histoire et mémoires, Philippe Joutard, professeur à l’université de Provence, fait le point sur le grand déferlement mémoriel qui s’est produit en France – et ailleurs – à partir des années 1970. Un déferlement qui put apparaître comme un défi lancé à l’histoire classique et qui suscita méfiance chez les uns, enthousiasme chez les autres. De solide formation historique, Joutard fut d’emblée prêt à montrer de l’intérêt envers cette poussée comme irrésistible et en particulier parce que, dans ses travaux, il s’était tourné tôt vers une « société-mémoire » comme celle des Huguenots français ou encore des camisards et de leur légende. Car ce genre de société (idem pour la Vendée ou la diaspora acadienne) en appelle nécessairement à des enquêtes de proximité, avec récolte de témoignages oraux individuels. On voit d’ailleurs l’hypermnésie dont parle Joutard – et dont il perçoit les risques par ailleurs – ouvrir la porte à toute une histoire populaire et orale telle qu’elle va se faire connaître auprès du grand public avec des ouvrages inattendus comme Grenadou, paysan français d’Alain Prévost (1966) ou Le Cheval d’orgueil d’Hélias (1975).
Mais l’idée de mémoire est-elle aussi neuve qu’il y paraît ? À bon escient, l’auteur fait remonter l’intérêt qu’on lui porte à des écrivains comme Péguy, Valéry et même le Marcel Proust de la Recherche du temps perdu, capable de reconnaître dans les personnages d’un portail d’église un profil français venu du fond des âges. Pour ce qui est de la théorie, Joutard remonte surtout au sociologue Maurice Halbwachs qui le premier définit la mémoire comme fait éminemment collectif. Ou encore au grand médiéviste que fut Marc Bloch, réussissant à interroger la société féodale en termes de mémoire enfouie.
Il est vrai que Bloch avait fait la Grande Guerre et avait compris que de ce type d’événement énorme et convulsif il ne pouvait être pleinement rendu compte à travers le seul travail de l’historien. En de tels cas, on ne retrouve trace du passé comme vécu que via ces témoignages singuliers qui sont ceux des modestes acteurs du conflit. Ce qui ne veut pas dire que, pour ceux-ci, se souvenir soit facile. Tout un blocage de la remémoration peut s’opérer comme ce fut le cas pour Vichy, la Résistance et, plus que tout, pour l’Holocauste.
Ces grandes péripéties collectives n’ont pas peu compté dans l’intérêt passionné et facilement passionnel accordé aux faits de mémoire à partir des années 70. L’expérience des camps comme la solution finale en appelaient à l’urgence d’une remembrance et d’une mise au grand jour des faits. Le procès Eichmann de 1961 fut un tournant quant à la représentation des événements et la façon de les approcher. « De fait, écrit Joutard, ce qui est au centre du procès, ce sont des témoins et non des documents, pourtant plus adaptés du point de vue juridique. » (p. 51). En cours de procès, l’accusé, les témoins, leurs propos récrivaient l’histoire publiquement sans les médiations habituelles. Shoah, le film de Lanzmann, devait aller bien plus tard dans le même sens. Dès 1971, un autre film, Le Chagrin et la Pitié d’Ophuls et Harris, avait donné le premier exemple de reconquête d’une mémoire historique jusque là oblitérée. S’y déchirait le voile qui, après 40-45, avait recouvert la compromission sous Vichy de l’État français à tous ses étages. Le film était fait d’une suite d’entretiens, au cours desquels nombreux étaient ceux qui passaient à des aveux douloureux. Du coup, l’interview filmé devenait l’instrument de la reprise à vif de souvenirs trop rapidement enterrés. D’autres séquences de l’histoire contemporaine en appelèrent à des démarches similaires et, par exemple, on est loin aujourd’hui d’en avoir fini avec les « dessous » de la guerre d’Algérie.
Contesté, l’engouement mémoriel va cependant connaître une manière de consécration avec les volumes des Lieux de mémoire conçus et réalisés par Pierre Nora (1984-1992). Cet ouvrage collectif se voulait à l’origine réflexion critique sur la poussée mémorielle ; il finit par être un des moteurs de celle-ci et comme son accomplissement savant. Parmi les lieux pris en compte, certains n’appartenaient pas aux souvenirs communs. Qu’importe ! ils étaient de ceux au sein desquels la mémoire de la Nation s’était forgée.
Joutard nous montre encore que bien d’autres pays que la France et parfois bien avant elle ont fait une place enviable à la mémoire collective ou à l’histoire orale. Les États-Unis furent à cet égard des précurseurs, ce qu’explique tant l’absence relative d’un passé monumental que le caractère multinational d’une population. De là, l’importance d’une fête annuelle comme le « Memorial Day ». Mais, pour bien des pays et concernant le « mémorialisme » dans son ensemble, il faut encore faire la part des légendes et romans nationaux s’il s’agit des origines ou, pour l’époque moderne, celle des « récits de vie » tels que les inaugura en 1961 l’extraordinaire travail d’Oscar Lewis, Les Enfants de Sanchez (1961), qui procédait par biographies croisées avec les membres de familles misérables de Mexico.
De la confrontation entre histoire et mémoire, l’ouvrage de Philippe Joutard semble ne rien omettre tant est riche une synthèse qui se complète en fin de volume d’une heureuse « Chrono-bibliographie ». Sur le fond du débat, par ailleurs, l’auteur ne transige pas. L’histoire dans la grande tradition française et sa rigueur méthodique sont irremplaçables. Mais les pratiques de mémoire lui apportent beaucoup, pour autant qu’elles ne soient pas prétextes à des récupérations douteuses. À elle dans son exigence de « permettre aux mémoires concurrentes de cohabiter ».
Philippe Joutard, Histoire et mémoires, conflits et alliance, Paris, La Découverte, « Écritures de l’histoire », 2013. € 24.