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Billet de blog 27 janvier 2012

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Docteur Joyce et Mister Simenon

Dans son récent et délicieux Chet Baker pense à son art, Enrique Vila-Matas ne fait rien d’autre que… penser à son art. À même son amusante fiction, il n’arrête guère de parler de littérature, des auteurs qu’il aime et dont il se réclame, du pourquoi et du comment de ce qu’il écrit. Fastidieux ? Et bien non, jamais. Il y va d’une divagation facilement loufoque, d’un plaisant voyage mental, scandé par les photos de personnes et de lieux qui agrémentent le volume.

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Dans son récent et délicieux Chet Baker pense à son art, Enrique Vila-Matas ne fait rien d’autre que… penser à son art. À même son amusante fiction, il n’arrête guère de parler de littérature, des auteurs qu’il aime et dont il se réclame, du pourquoi et du comment de ce qu’il écrit. Fastidieux ? Et bien non, jamais. Il y va d’une divagation facilement loufoque, d’un plaisant voyage mental, scandé par les photos de personnes et de lieux qui agrémentent le volume.

Une nouvelle fois, le romancier espagnol exploite ici un genre qu’il a pour ainsi dire inventé et qui en mixe deux autres : la fiction critique. Pour la critique, on vient de voir. S’agissant de la fiction, elle se présente comme une parodie de la situation qu’exploita il y a deux siècles Xavier de Maistre dans son Voyage autour de ma chambre. Car celui qui nous parle, critique de métier, fait retraite dans un hôtel de Turin qui est, pour lui, une occasion de retour sur soi. Il s’enferme donc dans une chambre, écoutant sans relâche Bela Lugosi’s Dead dans la version qu’en a donnée le groupe Bauhaus. De la fenêtre, il observe par ailleurs la rue du Pô la nuit, apercevant Chet Baker qui remâche des pensées à l’intérieur de sa voiture (!) ou croyant remarquer au loin tel écrivain.

Mais le récit est surtout fait de tout un cheminement critique avec ce qu’il a d’improvisé et de décousu. Vila-Matas se réclame d’une lignée qui commence avec Sterne, se poursuit avec Joyce, rencontre Borges, croise Bolano, tous écrivains qui entendent figurer l’absurdité de la vie et produisent une littérature «proche de la réalité barbare, brutale, muette et sans signification des choses» (p. 20) Ainsi le narrateur va faire de l’œuvre la plus complexe de James Joyce, ce Finnegans Wake qu’il avoue pourtant n’avoir pas lue entièrement (!), l’emblème de l’écriture telle qu’il la conçoit. Elle est ici modèle absolu d’une littérature dite encore radicale et expérimentale.

Mais est évoqué parallèlement l’adversaire naturel de cette production d’avant-garde, le «réalisme commercial» dont l’archétytpe serait, pour Vila-Matas, un personnage de Simenon, soit le héros des Fiançailles de Mr Hire. Et voilà donc, face au Finn irlandais, un pauvre Hire ou pauvre hère qui va prendre ici tous les coups: n’incarne-t-il pas la sotte illusion d’un grand nombre de lecteurs en un monde ordonné et iméditament lisible?

Ainsi toute la présente fiction se résume en une confrontation entre ceux que Vila-Matas nomme «les écrivains prétentieux» (dont lui-même) et ceux qu’il appelle «les jumeaux idiots» (dont Simenon), ceux-ci séduisant par leur heureuse narrativité «le peuple sain et rubicond» des lecteurs (p. 64).

Mais ici surprise ! Alors même qu’il l’accable, le narrateur ne peut s’empêcher d’exprimer une tendresse pour Hire et le bon vieux réalisme de sa tendance. Au point que bientôt la seule question qui lui importera sera de savoir «comment réconcilier les écrivains prétentieux et leurs jumeaux idiots» (p. 30). À quoi il fera différentes réponses sans jamais conclure, notant par exemple:«Il s’agit d’inventer quelques chose qui cogne et extrait du vieux monstre Hire […] un élément de pure race Finnegans» (p. 46). Docteur Finnegans et mister Hire en somme comme littérature de l’avenir.

Ainsi, en des termes volontiers drôlatiques, le romancier espagnol ne fait que mettre au jour le débat qui agite tout le roman contemporain et depuis longtemps déjà : comment faire pièce au clivage opposant la littérature d’expérimentation et la tradition réaliste qui commence, pour la France, avec Balzac et se survit sous une forme candide chez Simenon ?

La fiction de Vila-Matas ne nous donnera pas la réponse, encore qu’elle évoque ici ou là une littérature de compromis –de Flaubert à Modiano. Mais, tout au moins, par sa seule existence, Chet Baker réussira à rendre la «littérature prétentieuse» joyeusement aimable et lisible.

Enrique Vila-Matas, Chet Baker pense à son art, Paris Mercure de France, 2011. 18.80 €.

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