
Elle appelle ça, les Nouvelles du réel. C'est une belle expression et c'est une expression juste. Car les 44 histoires choisies par Sonia Kronlund pour son livre Les Pieds sur terre, Nouvelles du réel (ed. Actes Sud) donne des nouvelles de la France de 2002 à d'aujourd'hui. Pour les familiers de France Culture, les Pieds sur terre de Sonia Kronlund, sont avant tout des documentaires radio diffusés du lundi au vendredi de 13h30 à 14h. Ainsi, la semaine dernière, les auditeurs ont pu entendre le dialogue entre un couple ayant tenté ensemble de se suicider et un juge des libertés et de la détention chargé d'évaluer le bien-fondé de leur hospitalisation sous contrainte. Ou le récit des premières ou seules vacances possibles de sept familles d'Angers, récits d'un «petit morceau d’une vie sur le fil du rasoir».
Chaque jour, 27 minutes de rencontres, de témoignages, de scénettes qui peuvent sembler parfois anecdotiques, mais qui bien souvent expriment «quelque chose de profond relativement à l'état présent de notre société», explique la productrice dans la préface de son livre. Car pour les 10 ans de l'émission, Sonia Kronlund a choisi de faire passer, à 44 des quelque 2500 sujets oraux déjà diffusés, l'épreuve de l'écrit.
Ce n'était pas gagné d'avance: quel intérêt à coucher sur papier des histoires dont l'une des forces est justement la manière de dire ? Comment préserver l'intimité et l'immersion qu'offre le son ? Comment écrire l'ambiance que permet une confidence ? Traduire les désarmantes exclamations du racisme ordinaire ? Que gagne-t-on à passer d'une forme de récit à une autre ? L'écueil était de tenter d'écrire du son: des graviers qui crissent, du feu qui crépite, des camions qui font pinpon, un témoin qui s'exclame, un autre qui s'écrie, chuchote, sussure, murmure. Des phrases ponctuées de «whesh» pour parler banlieue ou de «putaing-cong» pour faire chauffer le soleil de Marseille.
Là, rien de tout cela: chaque «nouvelles» est introduite par un court paragraphe («29 septembre 2003, marché de Charlieu dans la Loire, puis un petit appartement à Pouilly-sous-Charlieu, à quelques kilomètres. Ginette, pimpante et joviale dame d'environ 70 ans, rit sans arrêt d'un rire très communicatif. Loulou, son mari, peu disert» ou encore «26 janvier 2005, quelque part dans le centre de la France. Isabelle 30 ans, travaille dans un call-center depuis cinq ans») qui suffit à planter le décor et donner la couleur. S'ensuivent un monologue ou un dialogue, qui du point de vue de la forme, font davantage penser à des courtes pièces de théâtre qu'à des nouvelles littéraires. Quelque chose qui s'apparente aux Caractères de la Bruyère, dans la volonté de documenter la façon de vivre d'une époque, d'en dresser la chronique.
Le livre s'ouvre au 4 septembre 2002 dans la cité des 4000 à La Courneuve et se referme le 24 mai 2011 avec les désobéissants du service public. Entre temps, on y aura croisé au fil des 355 pages, Sylvie «péripatéticienne depuis 1996», installée dans son camion au bord d'une nationale, dont les maris successifs ne «remplissaient pas leur fonction financière». Karim, employé à Disney qui raconte le licenciement de son copain Tony, embarqué par les flics pour avoir mangé trois pommes de terre. Au commissaire qui lui demande: «"Vous êtes là pour quoi jeune homme" (mon copain ) a fait: 'Ouais, parce que, bon ben, j'ai piqué trois patates à Disney". "Trois patates ? Trente mille ?". Il fait "non, non monsieur, trois pommes de terre"».
On y aura entendu aussi des habitants de la Courneuve dont l'ascenseur est en panne «depuis des années»; les ouvriers des Contis et de Metaleurop; Geneviève et son chien robot qui ne parle qu'anglais; Kahina, une vingtaine d'années, dont on comprend au fil du monologue qu'elle est la sœur de Sohane, brûlée vive le 4 octobre 2002 dans un local à poubelles d'une cité du Val-de-Marne. Sara, dont «le vrai prénom c'est Carla» et qui choisit Sara lors de sa conversion à l'Islam parce que «ça faisait juif et arabe». Lio Fan, chinoise, qui au premier jour de son arrivée en France a été amenée au Resto du coeur. Et qui s'est dit: «oh, là là, la France, c'est bien comme pays, on peut manger sans dépenser d'argent! En Chine c'est pas du tout pareil.» Pascal, licencié qui «a honte de dire à ses enfants "on a plus de revenu!"», que «son père, il peut plus travailler, on ne lui donne plus de travail, pourquoi ? Parce que c'est pas un bon ouvrier ?» Muriel, «avocate survoltée» qui se définit comme «un peu le Jivaro du droit. Je coupe des têtes! Je licencie à gogo» et pour qui «80% des soucis» d'un chef d'entreprise en France, c'est «la protection sociale».

De courts portraits dressés par les protagonistes eux-mêmes et dont la seule retranscription met à nu une parole qui ne s'exprime jamais librement, une parole censurée socialement et qui peut même tomber sous le coup de la loi. En ce sens, le projet de Sonia Kronlund qui «dans l'espèce de sidération ambiante» provoqué par le 21 avril 2002 proposa de faire entendre la voix «des ouvriers, des pauvres, des précaires, les classes moyennes déclassées», «TOUS CES GENS» dont on disait qu'ils avaient voté Le Pen, est toujours d'actualité. En 2012, l'élection présidentielle est toujours «l'arrière-plan de toutes les histoires recueillies». Une élection qui passe forcément par Neuilly, commune où rien ne semble pareil à ailleurs. Ainsi, explique une jeune femme, à Neuilly, il ne faut «surtout ne pas dire "manger quelque part". C'est manger plus COD "je mange des pâtes". A Neuilly, il faut faire très attention, on ne dit pas "t'as mangé où?". Voilà, ça se dit pas.» On n'imagine pas l'accueil que recevrait celui qui dirait “T'as mangé où, pov'con ?”!
- Les Pieds sur terre, Nouvelles du réel de Sonia Kronlund
Ed. Actes Sud/France Culture (Fev. 2012)
368 pp. 22 euros
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PS 1: L'émission «les Pieds sur terre» est proche, dans son esprit, de la série de documentaires sonores réalisés depuis l'automne par Mediapart et Arte Radio, dont on peut retrouver les trois premiers épisodes ici.
PS 2 : Décidemment... Une autre initiative rapproche Mediapart des «Pieds sur terre»: les Cahiers de doléances. Ceux de Mediapart sont ici, et ceux recueillis par l'équipe de Sonia Kronlund sont là, ou là, ou encore là.