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Billet de blog 27 juin 2014

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Nous sommes en pleine Coupe du monde de foot, si vous ne le saviez pas. Des matchs retransmis sur les écrans de chaque pays depuis des semaines. Des foules surexcitées dans les stades érigés aux quatre coins du Brésil ; des groupes délirants de passion nationale ou nationaliste dans nos villes. De très beaux moments de football (ah ! la Hollande avec ses Robben et ses Van Persie, quels artistes !). Mais l’ennui aussi à longueur de rencontres.

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Nous sommes en pleine Coupe du monde de foot, si vous ne le saviez pas. Des matchs retransmis sur les écrans de chaque pays depuis des semaines. Des foules surexcitées dans les stades érigés aux quatre coins du Brésil ; des groupes délirants de passion nationale ou nationaliste dans nos villes. De très beaux moments de football (ah ! la Hollande avec ses Robben et ses Van Persie, quels artistes !). Mais l’ennui aussi à longueur de rencontres. Et tout un carnaval dont on ne sait trop s’il émet une franche bonne humeur ou davantage la bêtise et l’agressivité des frustrés. En attendant, la misère règne dans les favelas du Brésil et des milliards ont été dépensés pour l’édification de stades qui flattent la mégalomanie de la Fifa et de ses dirigeants.

N’est-ce pas le bon moment pour lire un excellent bouquin consacré aux pratiques sportives ? Livre virulent dans le réquisitoire qu’il dresse non seulement contre le sport-spectacle mais contre le sport entier dans sa totalité organique. Intitulé L’Idéologie sportive, l’ouvrage est l’œuvre du collectif Quel sport ?, qui milite contre les formes diverses de la compétition et contre ses différentes dérives. Ajoutons d’emblée que la grande référence des auteurs est la « Théorie critique » telle qu’elle prit naissance chez des philosophes et sociologues allemands groupés entre les deux guerres du XXe siècle autour de Theodor Adorno et de Max Horkheimer.

La thèse abondamment développée ici est simple et on ne peut plus radicale. Multiforme, l’univers du sport serait étroitement l’expression du capitalisme, et ce à un double titre : comme puissance spirituelle dominante et comme institution qui s’est emparée de l’entière gestion des corps. Ce qui se résume en maintes formules fortes telles que : « Le sport diffuse à haute dose l’idéologie capitaliste […] Il régénère ainsi les bases matérielles du mode de production et de consommation capitaliste : il redouble le spectacle des marchandises en présentant le spectacle des marchandises vivantes. » (p. 51) D’un côté par conséquent, des pratiques (actives ou passives) qui ont gagné par leur séduction toute la planète ; de l’autre, un système économique sous-jacent avec ce qu’il a de brutal et d’aliénant.

Il en résulte que le sport est installé en continu dans le « double jeu ». Il ne cesse de captiver les esprits et les cœurs par les valeurs qu’il prône (effort, dépassement de soi, camaraderie, solidarité). Mais sa vérité dernière est violence, enrichissement abusif, culte des vedettes, tricherie, corruption, à l’image de ce qu’induit le système économique de départ. Certes, les bons esprits diront que ces dérives scandaleuses ne valent que pour les disciplines les plus commercialisées et pour le sport spectacle. Mais la grande idée de Quel sport ? est bien de tenir ce domaine de l’activité moderne pour un vaste tout qui, même dans ses pratiques les plus désintéressées, fait prévaloir l’esprit de rivalité et ses mauvais coups, le record à tout prix, la performance absurde. Toutes situations où le corps, même s’il s’entretient et se développe, cesse de s’appartenir.

Mais, par-delà cette thèse, le pamphlet que nous lisons a surtout pour propos de dénoncer les intellectuels « bien intentionnés » qui viennent à la rescousse d’une grande pratique populaire dont ils font mine d’ignorer qu’elle détourne de toute conscience politique. Sont ainsi appelés ici même sportosophes ou « télévangélistes » ces philosophes et sociologues qui, de Michel Serres à Alain Finkielkraut et de Georges Vigarello à Pascal Boniface, se répandent dans les médias et les livres en prêchant la bonne parole sportive. Et bon nombre de ces intellos jugent particulièrement chic et sympa de se souvenir que, jeunes, ils ont tapé dans un ballon ou qu’ils ont côtoyé le bon peuple des supporters dans les tribunes des stades. Et ainsi d’apporter en douce leur contribution à ce qui est bien un grand système anesthésiant tout sens critique. 

Mais, on s’en doute, le message de ces bons apôtres n’est pas ici entendu. Force citations aidant, leurs tartufferies d’un genre spécial sont allègrement pourfendues. Dans la tradition d’un discours marxiste virulent et trop oublié dans son style, elles font, nous dit-on, de leurs auteurs des « chiens de garde » (voit Nizan ou Sartre) et des « idiots utiles » (voir Lénine). Et l’on verra un Cohn-Bendit, télévangéliste à ses heures, être traité de « libéro libéral-libertaire » (p. 253) ou Finkielkraut , philosophe crispé, être désigné comme « le Déroulède du sport » pour avoir notamment écrit « En matière de football, et comme malgré moi, je n’échappe pas au patriotisme français. » (p. 176)

Outrancier sans doute, le présent livre vaut beaucoup par son écriture jubilatoire. Mais on ne saurait négliger la pertinence violente de son analyse globale, que différentes phrases condensent avec vigueur. « Le sport, est-il dit par exemple, est la matrice d’une envie faussement libérée et faussement harmonieuse, un “mickeyland“ pour brutes et pom-pom-girls fondé sur la chloroformisation et la crétinisation de la pensée. » (p. 87)

Alors, le sport rend-il bête ? Ne dispense-t-il que des plaisirs frelatés ? Tout porte à le croire. Ce soir, à l’heure du match, je n’ouvrirai pas mon récepteur télé.

Quel sport ?, L’Idéologie du sport. Chiens de garde, courtisans et idiots utiles, Montreuil, éd. L’Échappée, « Pour en finir avec », 2014. € 16.

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