Au moment où les spéculations vont bon train sur la date de parution d'un nouveau roman de Michel Houellebecq, alors que lui-même n'en sait encore rien, le romancier a confié à Mediapart la publication de cinq textes inédits sur Schopenhauer, dont le maître livre, Le Monde comme Volonté et représentation, vient de reparaître en Folio.Deuxième chapitre du texte de Michel Houellebecq. SB
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Chapitre 4
Ainsi s'objective le vouloir-vivre
Quand nous considérons les choses d'un regard attentif, quand nous voyons la poussée puissante, irrésistible avec laquelle les chutes d'eau se précipitent vers les profondeurs de la Terre, avec laquelle l'aimant se tourne toujours vers le pôle magnétique, avec laquelle le fer se précipite vers lui, la violence avec laquelle les deux pôles électriques tentent de se réunir, violence encore accrue par les obstacles, comme les désirs humains ; quand nous observons la soudaineté de la cristallisation, sa régularité, qui n'est que l'arrêt brutal d'un mouvement dans différentes directions soumis, dans sa solidification, à des lois rigoureuses ; quand nous remarquons la manière dont les corps soustraits à l'état solide et rendus à la liberté de l'état fluide se cherchent ou se fuient, s'unissent ou se séparent ; quand enfin nous remarquons comment un fardeau, dont notre corps freine l'attraction vers la Terre, pèse et presse continuellement sur lui pour suivre sa propre voie ; alors nous n'aurons pas un grand effort d'imagination à faire pour reconnaître, quoique à une grande distance, notre propre essence, celle-là même qui, en nous, poursuit ses buts éclairée par la connaissance, mais qui, ici, dans les plus faibles de ses manifestations, s'efforce aveuglément, sourdement, invariablement, et qui pourtant, parce qu'elle est partout une et semblable à elle-même - comme les premières lumières de l'aube partagent avec le plein midi le nom de lumière solaire - doit porter ici aussi le nom de volonté, ce qui désigne l'être de chaque chose dans le monde et le noyau unique de tout phénomène (1).
Ce passage est typique de la manière artistique qui est celle de Schopenhauer ; il s'agit pour lui de nous faire ressentir une analogie, qui lui a été révélée par une contemplation prolongée, profonde. Les choses pourraient d'ailleurs se faire exactement en sens inverse. Considérons le désir spontané, innocent, tout instinctif, qui nous porte vers une jeune fille aux courbes désirables ; observons au contraire le recul involontaire qui nous paralyse en présence d'un danger, la peur qui nous étreint devant la perspective d'une douleur physique : comment ne pas reconnaître, médiatisées par la raison, rendues accessibles et dicibles par le langage, les puissances élémentaires, éternellement, invariablement agissantes des forces naturelles ? Il ne s'agit pas plus d'une anthropomorphisation du monde qu'il ne s'agirait d'une mécanisation des passions humaines ; il s'agit de reconnaître ce qui est identique par-delà les apparences ; il s'agit de justifier l'audace majeure, sur laquelle repose l'ensemble du système : l'emploi de l'introspection comme méthode d'investigation métaphysique.
Spinoza dit (épître 62) qu'une pierre projetée dans l'air par un choc, si elle était consciente, aurait l'impression de se déplacer par sa propre volonté. J'ajoute simplement à ceci que la pierre aurait raison. Le choc est pour elle ce qu'est pour moi le motif, et ce qui apparaît en elle comme cohésion, pesanteur, persistance est dans sa nature intime la même chose que ce que je reconnais en moi comme volonté, et qu'elle reconnaîtrait aussi comme volonté si elle était douée de connaissance (2).
« Tout être tend à persévérer dans son être », dit par ailleurs Spinoza. Ce passage souligne bien l'extrême généralité de la notion de volonté chez Schopenhauer, et à quel point il importe de l'aborder sans psychologisme.
Informé de la métaphysique du vouloir développée par son contemporain allemand, Comte y aurait sans doute vu un surprenant retour du fétichisme ; d'un fétichisme radical, même, puisque, comme le note Comte citant Adam Smith, « dans aucun pays, dans aucun peuple, on ne trouve de divinité pour la pesanteur ». Au premier Comte, un tel événement aurait paru un curieux contre-exemple à son analyse du mouvement historique ; le Comte des dernières années, par contre, semble de plus en plus tenté par l'idée d'un retour au fétichisme, seul susceptible de servir de base à une religion neuve, car seul susceptible de produire un attachement sentimental. Le « Grand Fétiche », ceci dit (pour reprendre la pittoresque dénomination comtienne du monde), est très loin de provoquer un tel attachement chez Schopenhauer. Une religion peut très bien subsister uniquement par la terreur (c'est le cas de tous les monothéismes). Tel n'était pas, au contraire, le but de Comte ; mais il est juste de signaler aussi que ses dernières années sont marquées par une activité intellectuelle intense et légèrement désordonnée ; que la synthèse religieuse, chez lui, n'a pas eu le temps d'aller à son terme.
En effet, l'absence de tout but et de toute limite est essentielle à la volonté en soi, qui est un effort sans fin. Ceci, qui a déjà été mentionné plus haut dans le cas de la force centrifuge, se manifeste aussi sous sa forme la plus simple au plus bas degré d'objectité de la volonté, la pesanteur, dont l'effort constant, joint à l'impossibilité d'atteindre un but ultime, apparaît avec clarté. Supposons que toute la matière, conformément à sa volonté, se réunisse dans une masse compacte ; la pesanteur s'efforçant vers le centre y lutterait encore avec l'impénétrabilité, sous forme de rigidité ou d'élasticité. L'effort de la matière ne peut qu'être contenu, jamais réalisé ou satisfait. Ainsi en est-il des efforts de toutes les manifestations du vouloir ; chaque but atteint est le départ d'une carrière nouvelle, et cela n'a pas de fin. La plante élève ses manifestations du germe à la tige, à la feuille, à la fleur, au fruit, qui n'est que le début d'un nouveau germe, un nouvel individu qui suivra pourtant la vieille voie, et ainsi de suite pour l'éternité. Il en est de même pour la vie des animaux : la procréation en est le point culminant, après lequel la vie du premier individu sombre plus ou moins vite, cependant qu'un nouvel individu assure la perpétuation de l'espèce et répète le même phénomène. Le renouvellement constant de la matière du corps doit aussi être vu comme une manifestation de ces poussées et changements continuels ; les physiologistes n'y voient plus simplement un renouvellement nécessaire de la matière consommée par les mouvements, l'usure possible de la machine ne pouvant équivaloir à l'apport constant de nourriture. Un devenir éternel, un flux sans fin : voilà les manifestations de la nature du vouloir. La même chose se montre sans cesse dans les entreprises et les désirs humains, dont la réalisation miroite toujours devant nous comme le but ultime de notre vouloir ; dès qu'ils sont atteints on ne les reconnaît plus, on les oublie bientôt, comme une vieillerie, et à vrai dire, même si on se le dissimule, on les laisse de côté comme des illusions disparues. Bien assez heureux, celui qui conserve un désir et une aspiration : il pourra continuer de passer du désir à sa réalisation, et de là à un autre désir ; quand ce passage est rapide, il est le bonheur ; il est le malheur quand il est lent. Au moins il ne tombera pas dans une stagnation affreuse, paralysante, un désir sourd sans objet défini, une langueur mortelle (3).
On a trop souvent rapproché Schopenhauer de Baltasar Gracian, ou des moralistes français - lui-même a parfois, c'est vrai, favorisé ce rapprochement. Bien de ses meilleurs passages, en réalité, évoquent davantage un commentaire de l'Ecclésiaste. « Toutes choses sont en travail au-delà de ce qu'on peut dire. » Ce n'est pas seulement, ce n'est même pas surtout l'activité de l'homme qui porte le signe du néant : la nature, la nature entière est un effort illimité, sans trêve ni but ; « tout n'est que vanité et poursuite du vent ». On mesure à quel point Schopenhauer aurait trouvé insuffisantes les conceptions de l'absurde nées au XXème siècle, lui pour qui l'exemple le plus parlant de cette absurdité est le travail incessant de la pesanteur. L'absurdité du destin de l'homme n'apparaît en réalité spécialement choquante que si l'on attribue a priori une valeur transcendante à l'existence humaine ; si l'on se place en somme dans une perspective chrétienne, ou à la rigueur politique ; rien n'est plus éloigné de la pensée du philosophe allemand.
Si c'est le monde dans son ensemble qui est inacceptable, il n'est cependant pas interdit d'éprouver, pour la vie, un mépris particulier. Pas pour la « vie humaine » ; pour la vie. La vie animale n'est pas seulement absurde, elle est atroce. « Quelle exécrable chose que cette nature dont nous faisons partie ! » s'exclame Schopenhauer à la suite d'Aristote. Le passage qui va suivre, avec son immense phrase finale, profonde, profonde comme l'abîme, majestueuse de désolation et d'horreur, est un de ceux qui peuvent provoquer une sidération, une prise de conscience définitive, comme une cristallisation foudroyante de sentiments épars déposés par l'expérience de la vie ; on imagine difficilement que quelqu'un, à un quelconque moment de l'histoire, puisse y ajouter un seul mot. Je tiens à le dédier spécialement aux lecteurs écologistes.
C'est cependant dans la vie des animaux, simple et facile à embrasser du regard, qu'on saisit le plus aisément la vanité et le néant des efforts de l'ensemble du phénomène. La diversité des organisations, la perfection des moyens par lesquels chacune est adaptée à son milieu et à sa proie, contrastent ici vivement avec l'absence de toute fin soutenable ; à la place de cette fin un instant de plaisir, fugitif, dont la condition est le besoin, des souffrances nombreuses et prolongées, un combat incessant, bellum omnium, chacun ensemble chasseur et proie, le tumulte, la privation, la misère et la peur, les cris et les hurlements : et ceci continuera ainsi, in secula seculorum, ou jusqu'à ce que l'écorce de la planète vienne encore une fois à éclater. Junghuhn raconte avoir aperçu à Java un terrain couvert d'ossements, s'étendant à perte de vue, qu'il prenait pour un champ de bataille : il ne s'agissait en réalité que des squelettes de grandes tortues, longues de cinq pieds, larges et hautes de trois, qui, en sortant de la mer, empruntent ce chemin pour déposer leurs œufs, et sont alors assaillies par des chiens sauvages (Canis rutilans), qui unissent leurs efforts pour les renverser sur le dos, arrachent la carapace inférieure et les petites écailles du ventre, et les dévorent ainsi toutes vivantes. Mais souvent alors un tigre se précipite sur les chiens. Cette désolation se renouvelle des milliers et des milliers de fois, année après année ; c'est à cette fin que ces tortues sont nées. Pour quelle faute doivent-elles endurer un tel supplice ? Pourquoi ces scènes d'épouvante ? À cela, il n'y a qu'une seule réponse : ainsi s'objective le vouloir-vivre. (4)
Michel Houellebecq
Ce texte de Michel Houellebecq est découpé en cinq chapitres,
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(1) Le monde comme volonté et comme représentation - Livre deuxième, chapitre 23.
(2) Le monde comme volonté et comme représentation - Livre deuxième, chapitre 24.
(3) Le monde comme volonté et comme représentation - Livre deuxième, chapitre 29.
(4) Suppléments au monde comme volonté et comme représentation - chapitre XXVIII.