Au moment où les spéculations vont bon train sur la date de parution d'un nouveau roman de Michel Houellebecq, alors que lui-même n'en sait encore rien, le romancier a confié à Mediapart la publication de cinq textes inédits sur Schopenhauer, dont le maître livre, Le Monde comme Volonté et représentation, vient de reparaître en Folio.Deuxième chapitre du texte de Michel Houellebecq. SB
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Chapitre 5
Le théâtre du monde
Nombre des métaphores les plus impressionnantes de Schopenhauer (et, à vrai dire, de la littérature tout court) sont empruntées par lui à l'univers du théâtre. Sur une scène de théâtre, le monde comme représentation est réduit à sa plus simple expression ; le décor, non réaliste dans son principe, ne peut devenir un objet de contemplation esthétique ; il peut être réduit à rien sans inconvénient notable ; il n'a, quand il existe, d'autre fonction que de mettre en relief le véritable enjeu de la pièce : le conflit des passions.
Lorsqu'il se retire dans la réflexion, l'homme ressemble à un acteur qui vient de jouer sa scène et qui, en attendant la suivante, va prendre place parmi les spectateurs, d'où il contemple le déroulement de l'action, fût-ce les préparatifs de sa mort, avant de revenir pour agir et souffrir, comme il le doit (1).
Ce dispositif scénique est surtout employé lorsqu'il s'agit de mettre en avant le caractère artificiel, symbolique du théâtre ; et, de fait, les systèmes de morale fondés sur la raison ont quelque chose d'un peu artificiel. Dans les dernières pages de la partie I du Monde, Schopenhauer aborde le cas de ceux (les stoïciens) qui ont voulu fonder la morale, et les principes de conduite dans la vie, sur l'usage de la raison ; voici les lignes qui concluent son examen.
La contradiction fondamentale dont l'éthique stoïcienne est atteinte se montre mieux encore dans ce fait que son idéal, le sage stoïcien, ne présente dans sa description aucune vie, aucune vérité poétique ; qu'il reste un mannequin raide, inerte, dont on ne sait que faire, qui lui-même ne sait que faire de sa sagesse, et dont le calme, le contentement, le bonheur sont si opposés à la nature humaine qu'on ne peut même pas s'en faire une représentation intuitive (2).
La condamnation est ici d'autant plus frappante que Schopenhauer lui-même, dans ses Aphorismes sur la sagesse dans la vie, aboutira à des conseils de sagesse pratique assez proches de ceux des stoïciens. Il est vrai que cet ouvrage, présupposant l'existence d'une vie heureuse, repose sur un accommodement, et que Schopenhauer a dû pour l'écrire « s'éloigner entièrement du point de vue élevé, métaphysique et moral, auquel conduit sa vraie philosophie ». Cet extrait constitue une deuxième restriction, non moins importante, à la notion de Lebenweisheit. On est en outre frappé par l'argument employé : ce qui condamne le sage stoïcien, ce qui rend son existence improbable, c'est l'absence de vérité poétique du caractère ; aucun philosophe, jusque-là, n'avait pris la poésie à ce point au sérieux.
C'est le sujet du vouloir, c'est-à-dire sa propre volonté, qui remplit la conscience de l'auteur lyrique, souvent comme un vouloir libre et satisfait (la joie), mais bien plus souvent encore comme un vouloir entravé (la tristesse), toujours comme une émotion, une passion, un état d'âme. Pourtant, à côté de cet état et en même temps que lui, les regards que le poète jette sur la nature environnante lui font prendre conscience de lui-même comme pur sujet de la connaissance, indépendante du vouloir, dont la paix spirituelle inébranlable entre en contraste avec les désirs de sa volonté toujours comprimée, toujours avide : le sentiment de ce contraste, de cette alternance est ce qui s'exprime dans l'ensemble des poèmes lyriques, et qui constitue en somme l'état d'esprit lyrique. Dans cet état, la pure connaissance vient à nous pour nous délivrer du vouloir et de ses tourments : nous nous abandonnons à elle, mais pour un instant seulement ; toujours de nouveau la volonté, et le souvenir de nos buts personnels, vient nous arracher à la contemplation paisible ; mais toujours aussi la beauté de ce qui nous entoure, par laquelle s'offre à nous la connaissance délivrée du vouloir, vient nous séduire. C'est pourquoi, dans le chant et l'inspiration lyrique, la volonté (les vues intéressées et personnelles) et l'intuition pure de ce qui nous entoure sont admirablement mélangées : des rapprochements entre les deux sont recherchés et imaginés ; la disposition d'esprit subjective, l'affection du vouloir, prend part à l'intuition du monde environnant, et réciproquement lui prête ses couleurs : le véritable poème lyrique est l'empreinte de ces états d'âme mélangés et partagés (3).
À cette lumineuse analyse, je ne vois qu'une chose à ajouter : ce n'est qu'assez récemment (au milieu du XIXème siècle à Paris, et Baudelaire fut le premier à le percevoir ; certainement plus tard en Allemagne) que la poésie urbaine est devenue possible. Ce n'est assez récemment que la ville a atteint suffisamment d'extension pour constituer ce milieu immense, anonyme, d'une beauté parfois grandiose, parfois désespérante, susceptible de ne présenter à la conscience du poète aucun élément en rapport avec son vouloir, de lui rester en somme aussi étrangère que la nature la plus sauvage. À ceci près que l'apaisement provoqué par la contemplation du paysage urbain doit être conquis de plus haute lutte, et au milieu de douleurs encore plus vives.
La description d'un grand malheur est le seul élément indispensable à la tragédie. Les multiples voies différentes par lesquelles le poète amène cette description peuvent se réduire à trois espèces. Elle peut d'abord advenir par l'exceptionnelle méchanceté, frôlant les limites du possible, d'un personnage, qui sera l'artisan du malheur ; comme exemples de cette sorte, on peut citer Richard III, Iago dans Othello, Shylock dans le Marchand de Venise, Franz Moor, la Phèdre d'Euripide, Créon dans Antigone, et beaucoup d'autres. Elle peut encore advenir par le biais d'un destin aveugle, c'est-à-dire du hasard et de l'erreur : de cette sorte l'Œdipe-Roi de Sophocle est un véritable exemple, comme le sont les Trachiniennes, et généralement prises la plupart des tragédies antiques ; parmi les modernes on peut citer Roméo et Juliette, le Tancrède de Voltaire et la Fiancée de Messine. Le malheur peut enfin être amené par la simple situation des personnages l'un à l'égard de l'autre, par les circonstances ; il n'est alors besoin ni d'une erreur monstrueuse, ni d'un sort extraordinaire, ni d'un caractère atteignant les bornes de la méchanceté humaine ; au contraire, des caractères qui nous sont familiers au point de vue moral, placés dans des circonstances ordinaires, sont les uns à l'égard des autres dans des situations qui les contraignent à se préparer mutuellement, en pleine connaissance et en pleine conscience, les plus atroces malheurs, sans que la faute en puisse être clairement attribuée à l'une des parties. Cette dernière méthode apparaît bien préférable aux deux autres, car elle ne nous montre pas le malheur le plus extrême comme une exception, ni comme quelque chose qui est amené par des circonstances exceptionnelles ou des caractères monstrueux, mais comme une chose qui provient aisément, comme de soi-même, presque nécessairement, de la conduite et du caractère des hommes, et par là nous le rend effroyablement proche (4).
Schopenhauer indique un peu plus bas que cette méthode, qui lui paraît la plus belle, est également la plus difficile, et il éprouve des difficultés à citer un exemple convaincant. Curieusement, la situation n'a guère évolué. Même si nous ne croyons plus aux Dieux qui s'amusent avec nos destinées « comme un joueur de trictrac », nous croyons toujours au Destin ; la littérature fantastique, qui s'est beaucoup développée depuis son époque, en fait même un usage essentiel. Quant aux personnages « d'une exceptionnelle méchanceté, frôlant les bornes de la nature humaine », ils ont connu de nombreuses, et modernes, incarnations. La tragédie de la banalité, produite par des circonstances ordinaires, rendue ainsi encore plus inéluctable, reste à écrire.
Michel Houellebecq
(1) Le monde comme volonté et comme représentation - Livre premier, chapitre 16.
(2) Le monde comme volonté et comme représentation - Livre premier, chapitre 16.
(3) Le monde comme volonté et comme représentation - Livre troisième, chapitre 51. (4) Le monde comme volonté et comme représentation - Livre troisième, chapitre 51.