
A l’initiative de quatre de ses disciples, vient de paraître Manet une révolution symbolique, contenant l’avant-dernier cours qu’a donné Pierre Bourdieu au Collège de France en 1999 et 2000. Ce gros ouvrage, qui fait événement, est pour nous bouleversant à triple titre. Il l’est en ce que le sociologue n’est jamais allé aussi loin dans la mise en œuvre de ses théories et ceci en regard du cas singulier d’Édouard Manet, tenu ici pour l’un des plus grans révolutionnaires de l’art, pour un “hérésiarque” majeur. Il l’est encore par la manière originale d’exposer un savoir en devenir, en multipliant au fil des leçons les détours, les redites, les repentirs, les réflexions personnelles, ce qui brise avec le didactisme ordinaire et permet de rencontrer les publics inégalement formés du Collège de France. Mais, plus que tout, il est bouleversant en ce que, connaissant l’auteur et la stratégie de rupture qui marqua toute sa carrière, on voit vite que, parlant de Manet, il parle de sa propre trajectoire et des combats qu’il a menés contre toute une tradition figée en sciences humaines – ce que souligne Pascale Casanova dans un beau texte en fin de volume.
Bref, ce Manet est à sa manière une bombe par tout ce qu’il contient et par tout ce qu’il prouve. Il montre comme jamais et sur cas concret que certaine manière de concevoir les actions humaines fait pièce à tous les conformismes académiques et “scolastiques”. Et il y parvient dans un mélange d’inquiétude avouée (l’auteur soulignant l’énormité de la tâche) et d’allégresse. En chemin, le propos d’un Bourdieu qui décoche au passage maintes flèches à tout ce qui relève du grand ordre ambiant, ne manque jamais d’égayer le public (les rires sont indiqués en texte…). C’est dire que, dans son style magnifique et souvent spontané, ce grand livre se lit avec un infini plaisir, quitte à ce que le lecteur bute de temps à autre sur quelque difficulté théorique.
Mais que nous dit Bourdieu de son Manet ? Qu’il est, bien plus qu’un grand peintre, le fondateur radical d’un art nouveau à l’égal de Flaubert pour le roman ou de Mallarmé pour la poésie. Et ceci en se dressant de toute sa force tranquille contre le système de la peinture pompière et contre des artistes novateurs plus timorés et plus opportunistes que lui, Courbet ou les impressionnistes. Ce bourgeois sage et élégant (il est de bonne famille) fréquente certes la bohème et les cafés du temps mais à distance et en suivant sa seule voie. Il est ainsi un héroïsme de Manet : refusé des Salons annuels, vilipendé par la critique, moqué par le public, l’artiste poursuit sa route. Mais un héroïsme qui n’est d’aucune façon romantique.
C’est d’abord que Manet va calmement où il veut aller, multipliant les expériences techniques. C’est ensuite qu’il est très cultivé, se nourrit de tout ce qu’il sait de la peinture passée, a une consience précise de ce que font Couture, qui l’accueillit dans son atelier, ou Courbet qui est, avec Degas, son rival. Ainsi il se trouve pris dans un espace complexe de relations dont il prend toute la mesure an voyant très bien ce qu’il ne faut pas ou ne plus faire. C’est pourquoi, rompant avec ses contemporains, il choisit de remonter à des maîtres anciens, du Titien à Velasquez, mais pour s’en démarquer tout en les imitant. Manet, dit Bourdieu, a toute la peinture ancienne dans son œil et sait qu’on ne “discontinue” que dans la continuité. Voilà pourquoi on le voit par exemple s’inscrire dans la série des “déjeuners sur l’herbe” contemporains (Courbet, Monet) de façon à faire ressortir que, faisant de même, il fait bien autrement. Il est donc étroitement lié à tout le travail pictural de son temps mais depuis une position critique et déconstructrice.
Ainsi Bourdieu indiquera plus d’une fois que la création du musée d’Orsay à la fin du XXe siècle est une entreprise restauratrice – dans le pire sens du terme – visant à réhabiliter indûment les “maîtres” pompiers et à atténuer le “choc Manet”. Par ailleurs, Bourdieu réserve une belle analyse aux deux écrivains qui se sont battus pour l’auteur d’Olympia, Zola mais plus encore Mallarmé dans ses commentaires écrits. Pour lui cependant, le premier ne put aller assez loin dans la voie de la radicalité pour des raisons proprement esthétiques.
Le cours se termine par l’examen de quelques-unes des œuvres de l’artiste. Aperçus rapides et inspirés, où le commentateur tente de se placer dans la position du peintre au travail, imagine les problèmes auxquels Manet s’est heurté et indique la manière dont il semble les avoir résolus. Et le lecteur est invité à suivre en se reportant au magnifique cahier de reproductions figurant au centre du volume.
On peut s’étonner de voir ici la sociologie s’emparer d’un cas aussi individuel que celui d’un artiste hors norme. La réponse de Pierre Bourdieu est à cet égard magnifique. “La difficulté première , écrit-il, parlant de sa tentative, réside dans ce personnage qui est à la fois unique, singulier et total puisqu’il affronte et défie la totalité de l’univers. Manet y a mis une détermination méthodique et radicale : il n’a pas été un fantaisiste un peu allumé mais un démolisseur systématique.” (p. 450) Autant dire qu’Édouard Manet est, à lui seul, une société, un être par lequel passe tout le reste – dont il se défait par ailleurs. Une preuve en est sa pratique du pastiche telle qu’on la trouve dans des tableaux comme Olympia ou Le Déjeuner sur l’herbe. Ceux-ci cumulent en eux l’ancienne peinture, la peinture du moment et la peinture qu’il faut faire. On ne s’étonnera pas, après cela, de savoir que Manet fut de son vivant très à gauche. Ce qui invite à une double lecture de ses actes picturaux : chacun révolutionne la peinture mais exprime aussi une aspiration démocratique suggérant que tout objet est digne de représentation.
Il faudrait encore parler de la méthode que Pierre Bourdieu mobilise en son cours. Elle est la sienne depuis longtemps et repose sur une mise en rapport entre d’une part les dispositions que l’agent social (ici Manet) hérite d’une histoire, d’une famille, d’un milieu, et d’autre part un champ d’exercice conçu comme espace des possibles. S’agissant de l’institution picturale, Manet eut en somme cette chance de s’affronter à une institution hypercentralisée, hyperhiérarchisée et largement sclérosée. Devant chaque toile à peindre, il a su mettre en œuvre un puissant “sens pratique” de la composition picturale, en “se jetant à l’eau” et en rendant à la peinture une vérité perdue, celle de sa bidimensionnalité. Il déportait de la sorte le métier de peintre vers une autonomie toute neuve en un acte proprement politique.
Plus de dix ans après sa mort et comme à travers le temps, Pierre Bourdieu nous donne un livre magnifique et un outil de travail formidable. Contrairement à ce que l’on dira, ce n’est pas un ouvrage difficile. Il réclame juste qu’on en suive calmement la pente. Il est à lire, à relire, à parcourir dans tous sens et pour longtemps.
Pierre Bourdieu. Manet. Une révolution symbolique, Cours au Collège de France 1998-2000 suivi d’un manuscrit inachevé de Pierre et Marie-Claire Bourdieu, édition établie par P. Casanova, P. Champagne, Chr. Charle, Fr. Poupeau, M.-Chr. Rivière, Paris, Seuil-Raisons d’agir, “Cours et travaux”, avec, en fin de volume, des commentaires de Chr. Charle et P. Casanova. € 32.