
Voici un petit ouvrage magnifique et que chacun voudra lire. Publié trop discrètement chez Complexe en 2005, il est réédité par Agone cette année et reprend le débat sur mai 68 en France, analysant l'événement sur base de ce qui s'en est dit, écrit, montré pendant la période et depuis lors. L'on pourrait se formaliser de ce qu'il nous vienne d'une Américaine qui avait 15 ans en 68 et qui a le culot aujourd'hui d'en remontrer aux analystes sans nombre –et souvent défaitistes– qui ont prétendu dégager le sens profond de la grande révolte étudiante. Mais Kristin Ross ose, mène son analyse avec maestria et dit des choses essentielles sur la question. Elle a surtout le mérite de rendre justice à tous ceux, innombrables, qui firent l'événement.
Elle part de ce que, à travers la plupart des interprétations du mouvement, Mai 68 a été vidé de son sens tant par des personnalités issues du mouvement que par les adversaires de celui-ci. Et c'est comme si, au fil du temps, tous avaient rejoint Raymond Aron déclarant: il ne s'est rien passé en 1968. Ou tout au moins ont-ils soutenu que ce ne fut guère qu'une révolte adolescente, exprimant un fait de génération. Au cœur de cette révolte, soutiennent les mêmes, s'affirmait un profond individualisme de tendance narcissique et hédoniste (jouissons sans trêve!), qui ne représentait que l'adaptation d'une jeunesse à la société de consommation et à la postmodernité. Bref, sous les slogans marxistes et maoïstes, on ne trouve guère que des motifs ajustés par avance au libéralisme new look. Ainsi s'est constitué un vaste discours interprétatif émasculant l'événement pour le réduire à une explication de type biologique des plus symptomatique : l'explication par la génération.
Le plus fascinant est que ce discours ait notamment été porté aussi par des « anciens combattants » que furent certains militants d'alors, qu'ils se nomment Glucksmann, Debray ou Kouchner. Chez ceux-là, une vaste dénégation s'est produite, qui était aussi un reniement. Occupant peu à peu des positions en vue, ils édulcorèrent leurs revendications premières en adhérant au mouvement pour les droits de l'homme qui allait occuper les années 80 et 90. Une histoire s'est ainsi écrite, soutenant que «les journées de Mai 68, par-delà la violence des nuits chaudes, (reproduisaient) moins le schéma des révolutions modernes fortement articulées autour des enjeux idéologiques qu'elles ne (préfiguraient) la révolution postmoderne des communications» (p. 288). Au terme, la liquidation d'une révolution véritable allait s'achever dans la triste Pensée 68 de Ferry et Renaut.
Contre tous ceux-là et au nom des documents qu'elle rassemble, Kristin Ross choisit de renverser violemment la perspective. À bon escient, elle commence par montrer combien le mouvement n'a pas correspondu à une éruption spontanée mais s'est inscrit dès avant 68 dans tout un courant de lutte contre les guerres d'Algérie et du Vietnam. Tout un militantisme s'est élaboré dans ces deux combats étroitement mêlés l'un à l'autre. Mais surtout l'historienne va placer au centre de sa démonstration le fait que, par-delà les mots d'ordre libertaires et libertins, l'exigence d'égalité fut, dans Mai 68, bien plus forte que celle de liberté. Comme le prouvent maints faits d'époque, une telle aspiration naquit dans le mouvement étudiant avant de gagner le monde ouvrier et de se répandre à travers la plus grande grève qu'ait jamais connue la France. On vit d'ailleurs, en maintes circonstances, jeunes ouvriers et étudiants se rejoindre, manifester ensemble, animer en commun actions et débats (tout l'épisode Censier fut à cet égard passionnant). On vit encore des ouvriers occuper la cour de la Sorbonne quand des étudiants « s'établissaient » en usine. Pendant quelques semaines et jusqu'aux accords de Grenelle, au cours desquels syndicats et partis assurèrent la « paix sociale », un énorme courant eut tendance à abolir, fût-ce symboliquement, la différence sociale. Et nul doute que là résida la beauté émouvante d'un mouvement digne de vivre en nos mémoires à hauteur de la Commune de Paris.
Quant à l'argument selon lequel les soixante-huitards rentrèrent dans le rang quand ils ne se lançaient pas dans des carrières fructueuses, il est loin de valoir pour tous. Car il y eut tous ceux, bien plus nombreux, qui, au sortir des luttes, se relevèrent mal du désenchantement, refusant de s'intégrer, vivant dans les marges, se suicidant même.
Multipliant les sources documentaires (quelle richesse!), l'ouvrage de Ross mène d'un bout à l'autre une réflexion sur le sens de mai 68 qui doit à des pensées comme celle de Sartre ou de Rosa Luxembourg. L'auteure observe d'ailleurs que la conception d'une société anti-hiérarchique propre à cette dernière inspira fortement le mouvement. Dans ses groupuscules comme dans ses comités d'action lycéen, Mai 68 voulut que l'on ne s'en remette pas à quelques chefs mais que les décisions soient prises en permanence à l'intérieur de petites formations. Kristin Ross rappelle encore combien le sentiment de se fondre dans un collectif était une sorte d'ivresse recherchée.
Sur ce thème et bien d'autres, Mai 68 et ses vies ultérieures retrouve beaucoup de l'émotion d'un temps qui, autour d'un sens du partage, mobilisa tant de monde. Il est bien que, de sa plume alerte, Ross rende ainsi hommage à un moment essentiel qui, il faut le dire et s'en offenser, a connu dans ses vies ultérieures trop de défigurations et de falsifications.
Kristin Ross, Mai 68 et ses vies ultérieures, traduit de l'anglais par A.-L. Vignaux, Marseille, Agone (et Le Monde diplomatique), 2010. 12 €.