Autrefois, quand on travaillait toute la semaine, le dimanche était le temps du repos. On avait gagné ce temps de repos, et il fallait le prendre ce temps, le laisser faire, comme si lui aussi il avait besoin de se reposer. On pouvait alors prendre son temps, comme il vient, comme il passe, en fonction du temps qu’il fait: il fait beau, on va flâner, il fait mauvais, on reste à rêvasser; et s’il ne fait ni beau ni mauvais, on s’assoit sur un banc, et on admire ces nuages qui passent à travers les frondaisons, ce rayon de soleil qui illumine un coin de prairie, ce petit vent juste comme il faut pour qu’on soit bien... et en réalité, on est perdu dans ses pensées, et la beauté des choses ne fait rien que de nous conforter dans notre douillette nonchalance. Patrick Chamoiseau a trouvé une expression très heureuse:
“L’effiloche d’une songerie feignante”.
Quelques fois on trouve que le temps passe vite, d’autres on trouve le temps long, mais ça c’est le temps que l’on transforme dans sa tête, fonction de nos humeurs, c’est le temps qu’on invente; le temps, lui, est étale, il se fout de nos humeurs, et pour l’apprivoiser il faut prendre l’humeur du temps...
Il est intéressant de voir comment les dictionnaires, reflétant les idées reçues, définissent certains termes qui ont à voir avec le temps.
Flâner: perdre son temps, paresser
Nonchalance: absence d’ardeur, d’énergie, de zèle...manque de vivacité
Lenteur: manque de rapidité, d’activité, de vivacité (voir “Du bon usage de la lenteur” de Pierre Sansot)
Flemmard: qui répugne à l’effort
Paresse: répugnance au travail (voir “Le droit à la paresse” de Paul Lafargue)
Musarder: perdre son temps
Distraction: manque d’attention
Oisiveté: Il est bien connu qu’elle est la mère de tous les vices!
Il n’y a qu’à “flemme” qu’on trouve enfin: envie de ne rien faire.
On peut constater la négativité de ces définitions: Manque, absence, répugnance, perte.
Ca va dans le sens de la “loi générale du “temps à gagner”, qui gouverne la “vitesse”, “l’information en continu”, “l’échange”, “l’épargne”, “le profit” “.
Comme on n’a pas le temps d’attendre, si l’on désir acheter quelque chose et qu’on n’a pas les moyens financiers de l’acheter, on fera appel au crédit, supprimant l’attente du désir, le long temps de réflexion qui nous décidera peut-être à abandonner le projet. Et ainsi ce qu’on a acheté trop vite est déjà destiné au rebut proche.
D’ailleurs, pour vivacité, par exemple, on ne trouve pas la définition: “manque” de nonchalance... ni pour rapidité: “manque” de lenteur... On est bien en présence de définitions qui vont dans le sens de l’air du temps, c’est à dire dans le sens de l’utilitarisme qui imprègne la civilisation industrielle.
Or le temps est gratuit, et la gratuité est le contraire de l’utilitarisme, de l’arrivisme, elle est sans calcul; on est dans la différence entre qualité et quantité.
Dumazedier dans “Vers une civilisation du loisir?”(1962) à propos de l’emploi du temps libre comme moment privilégié pour l’éducation et la formation: “L’Américain Larrabée...notait que certains bons auteurs classent aussi dans les hobbies le goût de ne rien faire du tout... ce n’est pas un concept qui peut nous ouvrir le secret de ces tierces activités. Il est plus amusant qu’utile.”
Il ne s’agit pas de “manque”, ni de “répugnance”, dans tous les cas il s’agit de décisions, d’envies, de besoin. On doit remplacer le mot “manque” par le mot “refus”, et toutes ces “carences” sont en réalité des “choix”.
Flâner: ça fait penser à un bruit d’ailes, voleter deci delà , se poser sur cette branche, chanter un petit air, secouer ses ailes, aller faire quelques loopings dans le ciel, dénicher quelques vers( ô poésie!), insouciance, légèreté, plume, sentir le vent qui passe, regarder tout sans photographier, s’imprégner de l’air du temps, et puis changer de mélodie... Si c’est là perdre son temps, c’est bien sûr parce que le temps doit être occupé, occupé à travailler (prenez de la peine...), productif, actif, sans cesse en agitation... ou en loisirs.
Alors “se promener sans but... perdre son temps”... Se promener, d’accord, mais sans but, non! le but de la flânerie c’est de se promener (comme le but du voyage, c’est le chemin), et non d’arriver quelque part. Et c’est justement l’absence de finalité qui fait le charme de la flânerie.
Musarder. C’est un mot qui me plaît particulièrement. Il vient de “mus”, museau. On dirait qu’il y a le mot “muse” dedans, et peut-être la “musette”, et donc les “bals-musettes”. On pense tout de suite à ce promeneur le nez en l’air, ou à ce chien qui trottine la tête haute sans trop savoir où il va, qui s’arrête pour humer l’air ou snifer un pied de réverbère... Bien sûr que les muses sont là, on sifflotte un petit air gai ou une chanson aux paroles poétiques, dans le square Vénus vous fait signe, on regarde les boutiques sans vraiment les voir, on s’assoie cinq minutes sur un banc et on sort le casse-croûte de sa musette... (surtout ne pas confondre avec le lèche-vitrine ou les après-midi de désoeuvrement dans les grandes surfaces).
La nonchalance. Il s’agit “d’une forme de dédain à l’égard de l’urgence” qui fait penser au chat, “une souveraineté proche de celle du lion” (Pierre Sansot, “Du bon usage de la lenteur”), un chat d’un certain âge qui aurait acquis une certaine sagesse... rien ne sert de courir...
“La paresse. La grève sur le tas, le cul dans l’herbe, adossé à la berge on regarde s’écouler l’eau derrière un rideau de peupliers dont le milliard de feuilles sont comme la trace d’un cliché par ailleurs vide, le ciel d’été, le ciel à l’infini. J’ai tombé la veste et les doigts de Dieu, qui me compte les cheveux pour voir s’il ne m’en manque pas un sur la tête, peuvent me descendre beaucoup plus bas dans le cou, et je me contracte à leur passage, et je me laisse aller à la renverse... Contemplation.” (B. Cendrars, “Bourlinguer”).
Dans tous les cas on a affaire à des moments où l’esprit vaque, les réflexions s’entrecroisent, le rêve s’installe, comme dans l’enfance dont on parlait plus haut. Même pour le mot désoeuvrement le dictionnaire nous dit: qui s’ennuie! alors qu’il s’agit d’une inactivité physique (des-oeuvre) qui laisse libre cours à la réflexion. Or dans notre période post-moderne, il n’y a pas de place pour le temps de la pensée, le médiatique nous impose une dictature de l’audimat soumis aux règles de l’efficacité et fait la guerre à l’intelligence. Denis Viennet toujours: “La technique par ses découvertes cherche à vaincre le temps et l’espace. C’est ce rythme de vie ainsi créé et cet idéal de rapidité qui nous font violence. Nous voudrions reconquérir nos droits sur le temps (droits que la vie contemporaine semble nous ravir), et ce qu’il y a d’imprévu, d’indéfini, de mystérieux, de créateur dans le temps libre dont nous éprouvons un tel besoin”. Et Heidegger : “A force de ne pas vouloir perdre de temps, il perdait tout contact avec le temps en tant que source première de l’inspiration et de la vie”.
Pour toujours jouer sur les mots, pour avoir du temps, il faut le prendre, et prendre son temps c’est bien ne pas se presser, ne pas se précipiter, ne pas foncer, ne pas courir... C’est plutôt peser les choses, les possibilités, ce qui provoque l’hésitation, même le doute; remettre au lendemain ce qu’on n’est pas sûr de bien faire le jour même. Ce qui ne veut pas dire qu’on est indécis, mais qu’on prend seulement le temps de bien faire les choses, qu’on prend le temps de savourer ce qu’on a imaginé, ce qu’on veut faire, de bien le préparer, de s’assurer que ça va être bien fait, de prendre le temps de se réjouir de ce qui se prépare, puis d’exécuter tranquillement ce projet, avec amour, le temps de se pourlécher les babines, d’apprécier, de goûter.
Quand on fait tout trop vite, même si c’est très bien, on est satisfait du résultat mais on est fatigué et on ne goûte pas le plaisir d’avoir réussi quelque chose. Si on prend son temps, le plaisir est dans l’exécution, dans la participation, dans le dialogue avec les éléments, et quelques fois le résultat n’a pas d’importance (comme le chasseur qui revient bredouille mais heureux).
Prenons le bricolage; le bricoleur, ce qui lui importe ce n’est pas le résultat de son bricolage, c’est tout le temps qu’il passe à chercher dans son fourbis, à se demander comment il va bien pouvoir faire pour réaliser la tâche. Il commence par observer tout ce qu’il a dans sa caisse, chaque truc est analysé, chaque machin est soupesé, et si avec ça... ou plutôt avec ci...puis une idée géniale arrive, on essaie, ça ne marche pas, on se gratte la tête, puis une deuxième idée née de l’échec arrive, et là, là oui, c’est le bonheur, on a trouvé! Plus qu’à réaliser, et le résultat ce sera pour les autres.
Et puis il y a l’amour! Paul Nizan dans “Antoine Bloyé” nous fait part de sa désillusion : “ Il reste bien peu d’heures à consacrer à une femme, à l’amour. Ces heures même sont gâchées: les hommes n’aiment pas, ni les femmes. C’est un ouvrage qui exige trop de patience, de présence, de fins communes, de communauté, d’amitié. Ils ont inventé les passions, les coups de foudre pour servir leurs lâches illusions, excuser leurs sécheresse par la mauvaise chance. Ils savent bien dire: “Paris ne s’est pas fait en un jour”, mais ils n’appliquent ce proverbe qu’aux carrières, aux fortunes, aux maisons, au progrès...”