(Article d'Alain Bonneau)
Rémi Fraisse avait-il envisagé de mourir au pied d'un futur barrage ? Avait-il choisi un instant de mettre sa vie en balance ?
la responsabilité est lourde, de l'État, responsabilité historique, du fait de ses règlements qui rendent possibles de tels actes, la violence de guerre en temps de paix.
Grenade offensive OF F1... rappelons-nous l'acronyme ! La décision rapide du ministre d'en interdire l'usage m'a alerté : ayant cherché à en savoir davantage sur lesdits règlements que je méconnaissais totalement, je vous invite à consulter leur état sidérant, technicisant la dissuasion voire la mort pour s'adapter à chaque type de situation.
1- Sur la base de quels arguments l'usage de cette grenade offensive a-t-il été permis ?
Car avec l'existence de la “police des polices”, il semble bien que les usages soient encadrés de près ; de toute façon, il y a des arsenaux et des gens qui les gèrent, qui rendent des comptes, qui se réfèrent à des réglementations…
Le 27 mars 2013, le Sénat a d'ailleurs été amené à préciser ces articles 6:
on y apprend en l'espèce au § 6, que :
- Article 431-3 Modifié par Ordonnance n°2012-351 du 12 mars 2012 - art. 8
« Constitue un attroupement tout rassemblement de personnes sur la voie publique ou dans un lieu public susceptible de troubler l'ordre public.
Un attroupement peut être dissipé par la force publique après deux sommations de se disperser restées sans effet adressées dans les conditions et selon les modalités prévues par l'article L. 211-9 du code de la sécurité intérieure.»
Article L211-9
Un attroupement, au sens de l'article 431-3 du code pénal, peut être dissipé par la force publique après deux sommations de se disperser demeurées sans effet, adressées, lorsqu'ils sont porteurs des insignes de leur fonction, par :
1° Le représentant de l'Etat dans le département ou, à Paris, le préfet de police ;
2° Sauf à Paris, le maire ou l'un de ses adjoints ;
3° Tout officier de police judiciaire responsable de la sécurité publique, ou tout autre officier de police judiciaire.
Il est procédé à ces sommations suivant des modalités propres à informer les personnes participant à l'attroupement de l'obligation de se disperser sans délai.
Toutefois, les représentants de la force publique appelés en vue de dissiper un attroupement peuvent faire directement usage de la force si des violences ou voies de fait sont exercées contre eux ou s'ils ne peuvent défendre autrement le terrain qu'ils occupent.
(…) Suivant ce lien du Sénat, je trouve également l'article suivant 7, qui paraît ahurissant :
« Article 431-4
Modifié par LOI n°2010-201 du 2 mars 2010 - art. 3
Le fait, pour celui qui n'est pas porteur d'une arme, de continuer volontairement à participer à un attroupement après les sommations est puni d'un an d'emprisonnement et de 15 000 € d'amende.
L'infraction définie au premier alinéa est punie de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 € d'amende lorsque son auteur dissimule volontairement en tout ou partie son visage afin de ne pas être identifié.»8
Quelle a pu être la nécessité d'écrire de tels articles ? Des personnes non armées constituent-elles un tel danger pour les forces armées (police et gendarmerie) qu'il ait été nécessaire de sur-punir ?
Un dernier point qui nous amène à comprendre l'encadrement juridique des forces de l'ordre :
Article R211-13 du Code de la Sécurité Intérieure (CSI)
Entrée en vigueur 2014-01-01 L'emploi de la force par les représentants de la force publique n'est possible que si les circonstances le rendent absolument nécessaire au maintien de l'ordre public dans les conditions définies par l'article L. 211-9.
La force déployée doit être proportionnée au trouble à faire cesser et son emploi doit prendre fin lorsque celui-ci a cessé.
2- Les acteurs de l'ordre
J'ai ensuite cherché IGPN “Inspection Générale de la Police Nationale” et j'ai trouvé IGGN “Inspection Générale de la Gendarmerie Nationale”.9
D'ailleurs, La Voix du Nord publie un rapport signé des directeurs respectifs des deux organismes, que le ministre de l'Intérieur a souhaité faire connaître par la presse :
" L'emploi des munitions en opérations de maintien de l'ordre "10
On peut y lire tout d'abord (dans la Synthèse) :
«La vocation première du maintien de l'ordre consiste à permettre le plein exercice des libertés publiques dans des conditions optimales de sécurité en particulier pour les personnes qui manifestent et les forces de l'ordre.(…)
Ce n'est que dans l'hypothèse de situations extrêmes, celles du trouble grave à l'ordre public, de l'émeute, voire de l'insurrection, qu'il sera fait usage de la force, laquelle peut entraîner le recours à certaines armes. C'est à cette phase ultime et qui doit rester exceptionnelle qu'est consacré ce rapport.»
page 5, il est question de la gradation des réponses police / gendarmerie :
Les grenades à effet de souffle constituent le dernier stade avant de devoir employer les « armes à feu » telles que définies par le code de sécurité intérieure.
La connaissance des phénomènes et des techniques parfois déployées par des manifestants confirmés et résolus, mériterait de s'appuyer sur un partage des expériences et une échelle plus cohérente d'appréciation des situations..»
Le rapport suggère une première recommandation relative à l''information des manifestants à la page 11 (dommage pour celles et ceux qui n'entendraient pas ou plus : les effets sonores sont un euphémisme 11) :
«Les sommations règlementaires n'annoncent pas explicitement l'usage des armes. Il ressort de ce constat que les manifestants ne sont pas clairement informés et les sommations effectuées par d'autres moyens n'apportent pas forcément une meilleure perception.»[en gras dans le texte].
Il est vrai que des tirs de sommation, visant à informer de quelque chose, ce n'est plus compréhensible pour les deux ou trois générations qui connaissent la paix durable.
A la page 19 sont détaillées les grenades dites “à effet de souffle” …
Je reste éberlué de la capacité de ces responsables de rédiger froidement, techniquement, sans état d'âme, des “modes d'emploi”, utilitaires et comme normaux, alors qu'il s'agit de vies humaines, de personnes qui manifestent pour une cause – la loi dit que c'est leur droit – et que, si des échauffourées surviennent, les forces de l'ordre vont malmener voire estropier… légalement.
À la page 25, le § 3.3.2.1 détaille d'ailleurs précisément les dommages et blessures chez les manifestants : « Cas de blessures graves :
• le 26 octobre 2013 : main arrachée par le relancement d'une grenade à Pont-de-Buis
• le 22 février 2014 : énucléation lors de la manifestation contre l'aéroport de Notre-Dame des Landes ».
Ajoutons au rapport :
• le 26 octobre 2014 : Rémi Fraisse décède, blessé mortellement au cou suite au lancer d'une grenade OF F1 à Sivens.
Je reprends les propos tardifs 12 du ministre de l'intérieur Bernard Cazeneuve sur le site du ministère 13:
«Dans notre pays, la justice est indépendante. (…) Le Parquet du Tribunal de Grande Instance de Toulouse, compétent pour les affaires militaires, était saisi et ouvrait le 29 octobre une information judiciaire du chef de violences volontaires ayant entraîné la mort, sans intention de la donner, par personne dépositaire de l'autorité publique.(…).
Les services du Ministère de l'Intérieur sont, depuis l'origine des événements, à l'entière disposition de la Justice pour contribuer à la manifestation de la vérité.
Nous la devons à la mémoire de Rémi Fraisse, nous la devons aussi à sa famille. Elle est également, et elle est évidemment indispensable aux forces de sécurité pour analyser et pour comprendre.»
Ce sentiment de profonde démesure, de disproportion dans la riposte française, est noté d'ailleurs en fin de rapport pour traiter le sujet de manière exhaustive.
Cette non-proportionnalité de la force publique est systémique, elle a une historicité, une épistémologie en quelque sorte : elle ressort d'une certaine politique de répression violente dans la gestion des conflits et ne se retrouve pas avec la même intensité, en effet, dans les autres pays européens, et c'est bien le problème pour notre pays :
les autres législations ont adopté une attitude de prévention et de conciliation, voire d'extraction des manifestants les plus violents, au lieu de gazer des rues entières, des places, comme on gaze une taupinière.
Je vous invite pour conclure à lire les pages consacrées à des pratiques plus respectueuses de la vie, tant des manifestants que des forces de l'ordre, au final, même si des heurts violents se produisent dans chaque État, selon les circonstances.
3- Ailleurs, en Europe, d'autres pratiques policières
En Allemagne
Ces usages français qui génèrent de telles blessures ne sont pas de mise en Allemagne, notamment :
page 31 : «En Allemagne, le droit de manifester est une liberté constitutionnelle dont la contrepartie est une certaine contractualisation dans les modalités de manifestation. Face aux écarts des fauteurs de trouble, la police recherche soit le maintien à distance (emploi massif des engins lanceurs d'eau) soit au contraire l'entrée en contact rapide dans le but d'interpeller.»
page 32 : « Plus précisément en ce qui concerne l'emploi des grenades, il convient de noter que ce type d'armement n'est plus utilisé en Allemagne. En effet, les autorités ont progressivement écarté l'emploi des grenades, quel qu'en soit le type, sous l'influence de la jurisprudence, qui a considéré que ce type d'armement ne permettait pas de discriminer les manifestants violents de ceux qui avaient un comportement pacifique.»
Qu'attendons-nous ?
Imaginerait-on également, en France, que la police diffuse de la musique lors d'une manifestation très violente pour calmer l'escalade de l'affrontement ?
C'est pourtant ce qu'a fait la Bpol (Bundespolizei), le 26 octobre 201414, presque le même jour que la manifestation de Sivens, alors que des Hooligans et des néo-nazis, lors d'un rassemblement d'opposition aux “salafistes”, ont jeté des bouteilles, des pierres, des vélos et des engins de feu d'artifice sur les forces de l'ordre, et renversé un bus : des témoins ont confirmé sur Facebook que les mégaphones ont diffusé “Atemlos” de Helena Fischer. https://www.youtube.com/watch?v=W4sffYFyg-0
Cela n'a pas empêché la police fédérale d'utiliser les canons à eau, les matraques et les gaz lacrymogènes. La police est équipée de boucliers et de maîtres-chiens.15 Il ne s'agit donc pas d'un cliché ni d'une image d'Épinal. Et le niveau de violence était bien supérieur à ce qu'il s'est passé à Sivens, aussi. Mais la psychologie des foules a déjà été étudiée en profondeur.
En Grande -Bretagne
Au Royaume-Uni, une autre tactique – le “kettling” a été utilisée.16 La Cour Européenne des Droits de l'Homme a statué que la pratique était légale, même si des citoyens non manifestants ont été bloqués durant de nombreuses heures par un cordon de policiers.17
En Espagne
Dans le rapport de l'IGPN/IGGN, en page 32, on peut lire une initiative policière novatrice :
« En 2011, un département de médiation, composé de 10 policiers ayant reçu une formation en psychologie ou en sociologie, a été créé pour toutes les questions relevant de l'ordre public sur le modèle de la “Dialogue Police” suédoise.
Cet organisme a été créé suite à l'évacuation, le 27 mai 2011, de la place de Catalogne, à Madrid. Ces événements, dénoncés par Amnesty International, ont fait l'objet d'une condamnation dans la presse.
Depuis la création de cet organisme, le nombre d'incidents lors des manifestations a peu à peu baissé (de l'ordre de 70 % en 2014 par rapport à 2011).
Il convient aussi de noter qu'en 2013, il n'y a pas eu d'incident grave, ni de blessé grave au cours des opérations de maintien de l'ordre malgré la multiplication des manifestations, en particulier celles contre les mesures d'austérité (de l'ordre de 4 000 par an, rien que pour la Catalogne. »
4- Réflexions et Propositions urgentes
Je tiens à rappeler les deux rapports qu'Amnesty International a publiés concernant la France, en 2005 18 puis en 2009 :
Avril 2009 : “France : des policiers au-dessus des lois ”19
En page 12, on peut lire l'importance de la publication des informations :
« Contrôle du public : pour demander des comptes aux forces de police, il faut des procédures et des prises de décision ouvertes et transparentes.»
On pouvait lire, il y a cinq ans, dans les conclusions du rapport,20 les recommandations d'Amnesty International :
« Amnesty International invite le ministère de l’Intérieur à veiller aux points suivants, dans les cas de mise en cause d’agents de la force publique :
• pas de déclarations publiques exprimant son opinion sur la véracité des allégations formulées par un plaignant contre un agent de la force publique.
• devrait recueillir et publier des statistiques régulières, uniformisées et exhaustives sur les plaintes pour fautes.
• devrait interdire l’utilisation de méthodes de contrainte dangereuses, ainsi qu’élaborer et appliquer, dans les formations initiales et continues, les protocoles et lignes de conduite sur le recours approprié à la force et aux méthodes de contrainte pleinement conformes aux normes internationales relatives aux droits humains
• Il devrait autoriser et assurer la publication dans leur intégralité des rapports annuels des services internes d’inspection des organes chargés de l’application des lois (IGS, IGPN et IGN).
• Ces rapports doivent être facilement accessibles au grand public, par exemple sur le site Internet du ministère de l’Intérieur.
Amnesty International invite le parquet et les juges d’instruction à adopter les pratiques suivantes en cas de mise en cause d’agents de la force publique :
• enquêtes exhaustives et impartiales
• Ils devraient veiller à ce que, lorsque des plaintes sont déposées simultanément par une personne accusant des agents de la force publique de violations des droits humains et par ces mêmes agents pour outrage ou rébellion, aucune des deux plaintes ne soit utilisée pour discréditer l’autre. Les plaignants doivent être protégés de toute forme d’intimidation ou de représailles.
• pas de déclarations publiques exprimant leur opinion sur la véracité des allégations formulées par un plaignant contre un agent de la force publique
• veiller à ce que les dispositions sur le caractère aggravant des motivations racistes soient correctement appliquées, le cas échéant. »
On voit l'importance que revêt la possibilité que des Organismes Indépendants analysent les processus de recours à la force dans les démocraties, faisant avancer tant la réflexion collective que les décisions politiques.
La récente réaction de masquage de l'homicide par les forces de l'ordre, relatée par les médias21, dénote bien la nécessité urgente de modifier politiquement et législativement le regard sociétal de gestion des conflits : cette spontanéité de masquer la “mauvaise action”, pour un organisme de l'État, repose sur le malaise éthique qui encadre son action, basé sur un antagonisme axiomatique en quelque sorte avec la population. Et la population le ressent aussi et l'accentue.
Il me paraît urgent, aujourd'hui, que les citoyens se réapproprient ce sujet qui est dramatique, amplifié par une escalade répressive de ces dernières années, où le sécuritaire prime sur la conciliation et sur le temps accordé pour parvenir à un accord issu des divergences de vues, entente par essence toujours imparfaite.
Une réflexion renouvelée sur la prévention, la présence et la re-connaissance partagée – du droit à vivre, en tout premier lieu, droit à être en désaccord pour les uns, et aussi de la nécessité de forces de police et de gendarmerie d'autre part – doit être la voie à creuser et à construire faute que les tensions réactionnelles s'intensifient et à terme se systématisent.
Elle pourra déjà s'appuyer sur des textes proposés par le Parlement Européen en la matière :
par exemple celui-ci :
“RÉSOLUTION 690 (1979)[1] relative à la Déclaration sur la police”22
Cette gradation froide et inhumaine des armes et des blessures engendrées n'est pas sans me rappeler toute cette hiérarchie de mesures pénales macabres qui menait à la peine de mort avant la loi Badinter.
Nous y sommes :
Rémi Fraisse a été tué et il faut tirer les leçons :
la gradation doit désormais se fonder sur les modalités à instituer pour gérer les conflictualités diverses avec une limite absolue : le respect de la vie de chacun, au-delà de la violence d'État.
En temps de paix, il faut faire vivre la paix ;
Il faut la considérer comme le but supérieur et maintenir sa perspective idéale en n'utilisant pas des méthodes de guerre.
“Si vis pacem, para bellum” est une formule insuffisante héritée des Romains :
Durant les années de paix que nous connaissons (de nombreuses générations n'ayant pas vécu 1939-1945), nous devons inventer un nouveau paradigme instaurant le temps de la discussion, le temps de la possibilité de l'écoute et mettre en place des protocoles et des lois plus protectrices de chacun pour imposer la paix à ceux qui sont encore violents.
L'exemple espagnol nous y invite.
Agissons collectivement, civilement et avec les ONG pour faire avancer le système législatif et non simplement les lois.
Une direction complémentaire semble se profiler avec le débat ouvert par le Conseil National du Numérique 23 intitulé « Open data : une démocratie plus ouverte et de nouveaux biens communs » :
le premier objectif semble en rapport avec l'action préconisée ci-dessus :
“ renforcer la démocratie (transparence, concertation, implication des citoyens) ”
Les propositions sont possibles par l'ouverture d'une connexion. 24
Alain BONNEAU
(condensé ; l’article intégral (incluant les références aux textes cités) est disponible ici)