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Billet de blog 21 septembre 2014

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Frioul 2014, N-M. Meyer: Le droit d'alerte, au cœur de la refondation du bien commun

Nicole Marie Meyer est chargée de mission Transparency International France, principale organisation non gouvernementale de lutte contre la corruption.

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Nicole Marie Meyer est chargée de mission Transparency International France, principale organisation non gouvernementale de lutte contre la corruption.


Je remercie le collectif des abonnés de Mediapart CAMEDIA de m’avoir invitée pour aborder un sujet encore un peu mystérieux en France, « l’alerte éthique»[1], pour laquelle nous nous sommes engagés depuis 5 ans en fédérant une coordination d’associations et d’ONG, droit surgi assez brutalement sur la scène publique mondiale en 2013, droit situé au cœur de la réflexion sur le « bien commun ».

Transparency International est la principale organisation non gouvernementale de lutte contre la corruption, sachant que nous définissons la corruption comme « le détournement à des fins privés d’un pouvoir reçu en délégation », qu’elle traverse donc tout le champ de l’activité humaine. Nous lions étroitement pauvreté et corruption, parce que la corruption détruit en premier lieu les pays les plus pauvres et les plus pauvres en nos pays. Pour mémoire, elle détourne 5% du PIB dans le monde, 120 millions d’euros par an en Europe.

Qu’est-ce que l’ « alerte éthique (ou whistleblowing)» ?

La protection des lanceurs d’alerte dans le monde est rarement née de la vertu spontanée d’un peuple (hors la Suède en 1766), mais plus généralement d’une série de crises et de tragédies, coûtant des centaines de vies humaines, ruinant des pans de l’économie, sapant les fondements de la confiance, - crises et tragédies qui auraient pu être épargnées, si les équipes, averties, n’avaient craint de perdre leur emploi en brisant le silence, ou avaient été entendues lorsqu’elles en ont eu le courage. On sait que 40% des malversations sont révélées par les lanceurs d’alerte, mais qu’une large majorité des salariés se taisent de peur de perdre leur emploi[2]. C’est l’écrasement de la navette Challenger en 1986 qui engendre le Whistleblowing Protection Act de 1989 (Etats-Unis) ; ce sont le déraillement d’un train, l’explosion d’une plate-forme pétrolière, le naufrage d’un ferry et la faillite d’une banque dans les années 90 qui engendrent la loi la plus complète et la plus équilibrée à ce jour : le Public Interest Disclosure Act anglais de 1998 ; c’est des faillites d’Enron ou WordCom que naît le Sarbanes Oxley Act de 2002 ; ce sont les scandales du Mediator et de Jérôme Cahuzac qui donnent chaotiquement naissance à quatre lois segmentaires et lacunaires en l’espace de deux ans en France…

Plus profondément on peut se demander si la crise financière de 2008, succédant aux crises sanitaires et environnementales, ouvrant une crise morale et sociale globale, obligeant nos sociétés bien au-delà de la France à repenser collectivement les fondements de notre civilisation, n’a pas mis en lumière pour un grand public une chaîne de causalités : corruption, crises, creusement des inégalités, délitement du lien social, pauvreté. Et si ce n’est pas de cet effondrement total de la confiance, que la figure du lanceur d’alerte pouvait émerger non plus comme « mouton noir », mais comme vigie citoyenne. Si hors même et sans minorer l’effet Snowden, ce ne sont pas les années 2008 qui ont fait de 2013 l’année des lanceurs d’alerte, refondateurs d’un bien commun évanoui.

Il n’y a pas de définition légale internationale de l’ « alerte éthique » ou du lanceur d’alerte, mais les définitions des législations nationales et des ONG convergent sur le fond vers « signalement dans l’intérêt général ». Vous trouverez (dans la documentation remise) la définition de Transparency : l’alerte éthique est « le signalement par un employé d’un fait illégal, illicite ou dangereux, touchant à l’intérêt général, aux personnes ou instances ayant le pouvoir d’y mettre fin » et, sur la même ligne, la toute fraîche définition du Conseil de l’Europe dans la Recommandation du Comité des Ministres aux Etats membres en date du 30 avril 2014, soit « le signalement d’une menace ou d’un préjudice pour l’intérêt général ». Soit la première définition européenne (soft law). Lisez en regard la seule définition française du lanceur d’alerte donnée par la loi du 16 avril 2013 (dite Blandin), partielle, restreinte à la santé publique et l’environnement.

Le « droit d’alerte »[3], encadrement de l’alerte éthique, à la mécanique complexe, fait l’objet de débats parlementaires depuis près de 50 ans dans le monde, 25 ans en Europe et 3 ans en France. Il est inscrit dans des conventions internationales (Convention contre le licenciement de l’Organisation Internationale du Travail de 1982, Convention des Nations Unies contre la Corruption de 2003…) et les lois nationales. Près de 60 pays ont adopté à dater de 1863 une législation soit sectorielle – il y a aujourd’hui 47 lois aux Etats-Unis protégeant divers segments, 12 en Irlande -, soit globale pour les secteurs publics et privés et tous champs de l’activité humaine (exemples : le Royaume-Uni en 1998, l’Afrique du Sud en 2000, la Nouvelle Zélande en 2000, le Japon en 2004, l’Irlande en 2014). Mais tous ont commencé par la protection de leur service public (Etats-Unis 1978, Royaume Uni 1998, Roumanie et Japon 2004, Canada 2005, Hongrie 2009, Corée 2011), à l’exception de la France - seul pays au monde à avoir protégé en premier lieu le salarié du secteur privé signalant des faits de corruption (par la loi du 13 novembre 2007), la France qui jusqu’au 6 décembre 2013 n’offrait pas une protection explicite à l’agent public signalant crimes ou délits.

Selon le Conseil de l’Europe ou les standards internationaux (TI, OCDE ou G20), pour qu’une législation de l’alerte soit efficace, une loi globale spécifique est préférable « pour la sécurité juridique » ; le champ d’application doit inclure au minimum les violations de la loi et des droits de l’homme, et les risques pour la santé, la sécurité publique et l’environnement ; les canaux et les procédures doivent être sécurisés et accessibles ; une Agence indépendante doit recueillir, traiter, suivre l’alerte, évaluer et publier régulièrement les données. Regardez à présent sous les définitions [documentation remise] les principes directeurs de Transparency, et en regard ce qu’accorde la législation française (en rouge). Au verso le tableau synthétique de nos lois, avec le détail des signalements protégés[4].

Il faut évidemment saluer les progrès considérables de l’année 2013 en matière de droit d’alerte et notamment la grande loi du 6 décembre 2013, qui protège le signalement des crimes et délits pour les secteurs public et privé, autorise un signalement à la presse et la saisine d’un régulateur, le Service Central de Prévention de la Corruption (SCPC).

Cependant, si nous disposons en 2014 de cinq lois segmentaires, dont trois de 2013, c’est une législation lacunaire (qualifiée par notre Vice-Président de gruyère, puisque deux de nos cinq lois oublient le licenciement de la liste des protections) ; une législation sans définition globale du lanceur d’alerte, ni canaux sécurisés (internes et externes), ni agence indépendante ; sans garantie de confidentialité ni possibilité d’anonymat, ni sanctions pénales pour les auteurs des représailles, ni fonds de dotation ni fondation pour les victimes. Et ce qui m’apparaît politiquement, socialement et culturellement le plus grave, c’est l’absence de soutien institutionnel aux victimes, pendant comme après leurs procès. De fait, si nous sommes culturellement hostiles à toute récompense financière, nous pourrions instituer un mécanisme de prélèvement de 25% à 30% des fonds collectés grâce aux alertes - pour une fondation, avec une ligne d’urgence, ou une maison des lanceurs d’alerte. La fondation caritative Public Concern at Work[5] a ainsi traité 20 000 alertes depuis sa création en 1993, dont 71% avaient été lancées en interne en vain ; 88% des cadres britanniques contre 54% de leurs homologues européens déclarent aujourd’hui ne pas craindre de « parler vrai ».

Les équipes d’AZF savaient mais n’ont pas alerté, les équipes de Poly Implant Prothèse (PIP) savaient, les équipes de Spanghero, Comigel, Findus, William Saurin (scandale de la viande de cheval) savaient, mais n’ont pas alerté à temps pour préserver tant la réputation de leurs entreprises, que la sécurité ou la santé publique.

En France progresse la compréhension que ce droit, apparent dilemme de responsabilités et de loyautés, préserve en amont la réputation, les ressources, les emplois d’une organisation, et le bien commun. Aujourd’hui des formations au droit d’alerte nous sont demandées par administrations (notamment le CNFPT), organismes professionnels (syndicats) et entreprises ; cinq témoignages de lanceurs d’alerte ont été publiés de février à juin 2014. Deux parlementaires (dont Yann Galut) nous ont récemment pressentis pour élaborer une loi globale en France - afin de prévenir un nouveau mille-feuille.

Pour tous ceux qui souhaiteraient plus d’informations sur ce droit naissant, au cœur de la responsabilité sociale et environnementale, vous trouverez sur notre site www.transparency-france.org à la rubrique « alerte éthique », une base juridique actualisée – avec la législation internationale et française -, notre plan d’action (les combats à mener) et un Guide pratique à l’usage du lanceur d’alerte français[6] : les étapes à suivre, les erreurs à ne pas commettre, le détail de nos lois, les conseils juridiques gratuits, les régulateurs institués, les associations et ONG pouvant apporter aide ou conseil, les jurisprudences utiles (Cour européenne des droits de l’homme et France).


[1] Voir notre site internet : http://www.transparency-france.org/ewb_pages/div/Alerte_ethique.php

[2] De 75% à 99% de salariés dans les pays européens dénués d’une législation spécifique (Alternative to silence, Whistleblower protection in 10 European countries, Transparency International, 2009), pourcentage réduit à 30 ou 33% dans des pays dotés d’un droit d’alerte

[3] Voir la base juridique : http://www.transparency-france.org/ewb_pages/f/fiche_technique_alerte_ethique.php

[4] Tableau synthétique de la législation française alerte éthique à la date du 1er janvier 2013.

[5] Public Concern at Work and the University of Greenwich, Whistleblowing : The inside story – A study of the experience of 1 000 whistleblowers, 2013.

[6] >> Accéder au guide pratique

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