On ne lit pas Edouard Glissant, on voyage dans ses livres. On ne raconte pas Edouard Glissant, on risque vers lui quelques pas.
Pour moi qui ne connaissais à peu près rien de la Martinique et qui n'avais rencontré Edouard Glissant que dans les quelques lignes publiées sur Médiapart, j'ai voyagé ainsi dans le Tout-Monde.
Et j'en ai ramené quelques mots, quelques phrases, un petit paragraphe parfois.
Je les ai mis bout à bout comme un collier dans ma mémoire.
A Buoux, Evelyne Derancy les a lus dans l'émotion, à la suite de la présentation fervente d'Edouard Glissant par Edwy Plenel et la lecture d'Estelle Bonnier Bel-Hadj (comédienne), sous le grand cèdre bleu. Beau duo conteuse/journaliste pour dire "la poétique devenue politique." Comme le raconte Nadja dans son vibrant compte-rendu du week-end de Buoux II.
Edouard Glissant ne raconte pas une histoire, il jongle avec des dizaines d'histoires.
"Il poursuit la trace.
Il n'explique pas. Toute explication est déperdition, dans le tourbillon. Il décrit des rivages désassemblés, la sauvagerie de délicatesse de l'amour, le grand théâtre éternité dans lequel nous vivons. Tant de paysages charroyés dans sa barrique !
Et des mots qui ne valent que par l'entour de leur silence... où ils consomment sobrement.
Le monde est trop grand, la vérité trop compliquée, les sociétés trop obstinées.
Et puis, des riens. Des riens qui sont tout. Ces riens qui importent tant.
Edouard Glissant poursuit la trace.
La trace, c'est ce qui est resté dans la tête, dans le corps après la Traite sur les Eaux Immenses. La trace qui court entre les bois de la mémoire et les boucans du pays nouveau.
Vous attendez des clartés comestibles, mais votre esprit est boussolé par l'habitude télévisée de voyeurer chaque soir l'horreur du monde. Vous réfléchissez comme dans le temps longtemps, vous croyez encore à la chose isolée, la race, la langue, le terrain, l'idée. Vous croyez à l'unicité. Or dans le Grand Cercle tout est mis dans tout. Celui qui prend la force de mélanger, il a la force de trouver.
Mais nous ne savons plus tendre les bras... vers l'étendue.
Des rafales de mots passent dans la banalité bétonnée des gens d'aisance.... Des rafales de voitures passent sur les autoroutes. En 1795/1800 des nègres partent sur des troncs de coco pour rejoindre le pays de Toussaint Louverture, (Haïti) des nègres tentent de fuir l'Ici pour le Là-bas, qu'ils n'atteignent jamais.
La trace...
Nous sommes devenus randonneurs, c'est notre manière d'intérioriser l'itinéraire, de mélanger ici et là-bas, hier et aujourd'hui, l'ignorance et la connaissance, l'avoir soif et l'avoir faim, notre manière de courir au cercle de terre et au grand rond de vérités.
La trace...
Il faut quelqu'un pour rabouter ensemble les morceaux éparpillés de tant d'histoires qui apparemment déquarquillent alentour sans aucun pariage entre elles, et pour assembler dans un bord de mare combien de paysages qui se touchent dans l'étendue du ciel où ils projettent. Quelqu'un pour désencombrer les rivières et pour courir cette étendue du monde. Un poète aussi, à tout-va , un déparleur en inspiré qui ne se croit pas mission ni vocation.
Un poète qui ne se croit pas mission ni vocation. Le style de sa parole découle comme du gros sel concassé. Sa langue peut aussi bien gravir l'obscur pour entrer dans la lumière du Tout-monde, chercher l'endroit véritable, comme l'oiseau, pour déposer son branchage, et garder l'œil sur les fesses roulant à plein et les reins haut mâtés des femmes. Car la langue d'Edouard Glissant,oho ! va sans cesse à la rencontre de l'image. La langue faite de toutes les langues, de la manière dont on les pratique, de la licence qu'on exerce à les mettre en relation avec d'autres langues, c'est à dire à en faire un langage.
En espérant que ces quelques lignes vous donnent l'envie d'y faire votre propre voyage. Edouard Glissant "Tout-monde" Gallimard