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Claire, appelons-la Claire, je ne sais pas son prénom mais elle évoque la lumière et le vif argent, Claire est une gracieuse gazelle aux yeux bleus d’enfant, au teint de lys, elle bouge la tête très vite, ses yeux attrapent tout ce qui bouge autour d’elle, elle est un nuage aux formes mouvantes, elle malaxe son écharpe, laisse échapper des rires cristallins, il se dégage de son corps un appel à la tendresse, à l’amitié, son mari l’accompagne à chaque chimio, ils sont attendrissants tous deux, unis, complices, le combat de Claire contre son cancer est leur combat à eux d’eux, lui est calme, tranquille, rassurant, il a les yeux marrons et le teint mat, leurs enfants doivent être bien beaux, son mari la rassure car elle sue l’inquiétude, elle ne sait pas ce qui va lui arriver, mais Claire, personne ne le sait , nous sommes tous comme toi, je la recroise au sortir d’une consultation , elle attend assise près de son mari, je lui serre la main et nous nous demandons des nouvelles, ses yeux sont toujours myosotis mi-enfantins, son sourire, affirmé, ça y est, elle a confiance, elle me dit que tout va bien
Madeleine ou Ginette, je ne me rappelle pas son prénom, a 84 ans et attaque son troisième cancer, quand elle arrive dans la salle d’attente c’est tornade blanche, tourbillon, rires et énergie, elle interpelle ses compagnes, elle raconte à haute voix que l’interne est drôlement beau et que si elle "était plus jeune …" elle rit, elle est belle, impériale, gouailleuse, élégante, bijoutée, elle a enterré trois maris et son fils unique , elle est inoxydable , incassable, je l’adore
Odette, oui elle pourrait s’appeler Odette, ou encore Marie-Louise, est une paysanne ou une ouvrière, elle est assise tranquillement, assez massive, ses habits sont simples, peu élégants, d’ailleurs Madeleine-Ginette ne lui adresse pas la parole, apparemment elles sont de la même ville mais elle ne veut pas que Odette-Marie-Louise vienne cloquer à sa porte, c’est qu’on ne mélange pas les torchettes et les servions! … sur son fauteuil les jambes solides, écartées , elle semble inusable, si forte, elle est en récidive de cancer, elle croise les mains et nous dit tranquillement que les chimios ne la fatiguent pas, qu’elle n’a aucun effet secondaire , qu’elle arrive même à s’occuper chaque jour de ses petits enfants, nous les autres, nous nous regardons, des lueurs de meurtre coulissent dans nos yeux, nous monte une énorme envie de l’étrangler là sur le champ dans la salle d’attente et elle nous dit ça à chaque chimio, tu as de la chance Odette-Marie-Louise, nous t’envions
Helène n’a pas voulu se raser les cheveux qui tombent par poignées, elle cache ses cheveux pas encore tombés sous un foulard immense qui lui donne chaud, elle tient à la main sa potion magique corporelle car nous les chimiotées, nous nous ridons et nous desséchons, elle se masse gentiment les bras, son produit sent bon, avec elle on parle littérature, cinéma, cancer, on se marre bien, elle est drôle, en janvier son mari l’a larguée après 30 ans de mariage pour une jeunette, en mars son cancer s’est déclaré, elle me dit, " saloperie d’année, 2012, non ? " oui, Hélène, putain d’année 2012, je connais bien l’histoire, le mec qui se barre, l’abandon, la solitude forcée, les projets explosés en vol, le cancer tapi dans l’ombre a toute la place soudain pour se développer, ô oui je connais l’histoire
Quelques femmes, accompagnées de leurs maris, ne disent jamais rien, enfermées dans leurs mots fléchés ou croisés, parfois elles jettent un œil vers nos babillages puis se referment
Jeanne, sûrement qu'elle s'appelle Jeanne, jolie jeune guerrière en perruque, ne dit pas un mot, enclose, recroquevillée, elle a fermé sa porte, elle a deux jeunes enfants, comment lutte-t-elle ? quelles sont ses armes ? je respecte son silence, nous devons l’ennuyer avec nos caquetages de vieilles poules
Peu d’hommes en attente de chimio, pourquoi ? Viennent-ils trop tard se faire soigner et sont-ils en hôpital de semaine ?
Brigitte, je crois qu’elle ne m’a pas dit son prénom, belle femme arrondie et musclée, cuite de soleil, agricultrice, a très peur, elle me parle la première, on vient de lui découvrir un gros cancer détecté tard, elle va se faire poser son cathéter, sa première chimio arrive dans quelques jours, elle a des métastases dans les poumons et dans le bassin, on va lui faire des sacrées chimios pour réduire tout ça et puis des rayons puis enfin on va opérer le cancer du sein, elle en tremble d’avance, son plus jeune fils entre au CP ce mardi, elle pense qu’elle va mourir, elle a découvert son cancer très tard , ça a commencé par un coup de patte de vache, sur le sein gauche, en octobre dernier, un gros hématome s’est déclaré qu’elle n’a pas soigné, puis cela devenant dur, elle a vu son médecin qui lui a dit " ah oui c’est un hématome induré, on va mettre de la crème, vous allez masser ", l’a-t-il touchée, auscultée ce toubib ? », elle a mis la crème, elle n’est pas revenue voir le toubib avant des mois, ça durcissait et grossissait au-dessus de son sein, elle a fini par aller à une journée de dépistage du cancer du sein à l’hôpital, affolement chez les blouses blanches, échographie, biopsie, IRM, scanners, tout le tralala , mauvais résultats, verdit, et elle pleure, je la rassure, lui explique tout ce qu’elle va traverser, pas à pas, elle me dit " c’est pas gagné " , je lui dis " ne pensez plus comme ça, les mots ont un pouvoir, répétez-les souvent à voix haute, dites je vais gagner, les mots vont vous guérir, dites-vous chaque fois que vous pensez à votre cancer, je vais gagner, le cancer va s’en aller ", je lui remonte le moral, je lui dis qu’elle doit trouver ses alliés, son mari, ses amis, sa famille, toute personne qui pourra l’aider au quotidien quand elle ne pourra plus soulever un pied ou une paupière, et qu’elle va enfin penser à elle, aller chez le coiffeur pour rester belle, demander les soins esthétiques à l’hôpital et des séances de sophrologie incluses dans les soins de support, et qu’elle fasse de micro-projets, qu’elle pense à Noël par exemple, les cadeaux, le repas, les enfants, elle a peur, elle est jeune, elle s’inquiète pour ses enfants, moi je suis plus vieille je n‘ai que moi à panser, j’ai tout mon temps pour combattre ma maladie, écouter ce que me dit ce cancer qui est en train de se barrer, elle, elle est dans cette urgence qu’elle va devoir calmer si elle veut gagner la partie, chaque jour qui passe est un jour gagné sur le cancer qui veut l’envahir, elle va gagner, elle va gagner, je le lui redis une dernière fois puis je pars au bloc pour que l’on me remette un nouveau cathéter, le sacré Graal, la porte d’entrée pour les produits chimiques
L’anesthésiste, sa collègue et l’infirmière unissent leurs forces pour tenter de me mettre le cathéter dans le bras gauche, impossible, ils essaient deux veines apparemment les veine ont disparu, se sont nécrosées, c’est la déveine, c’est vrai que je n’ai jamais eu trop de veine … l’anesthésiste femme me caresse gentiment les joues et les oreilles pendant que l’autre pique et pousse son tuyau ça bloque, je geins plusieurs fois , il laisse tomber et cherche une autre voie " ô mais elle est belle cette jugulaire!" dit-il enthousiaste, et hop! branle bas de combat, on remet un champ opératoire, on change les outils et l’échographe de place, un ‘tit coup d’anesthésie locale, et hop! que je te fais un trou dans la veine, pas de garrot cette fois qu’il me dit, finaud " je ne vais pas vous mettre un garrot autour du cou !", nous rigolons tous les quatre, je fixe une lampe ronde au dessus de ma tête, au plafond, je ne vois que ça sous le champ bleu, les anesthésistes font tomber je ne sais quoi par terre et s’esclaffent, lui dit " vous avez affaire à la plus belle paire de branquignolles de l’hôpital " , tout le monde rit, moi y compris, ils sont drôles, je regarde la lampe au dessus de moi et je récite mon mantra, que les branquignolles arrivent à installer ce putain de cathéter dans cette putain de veine car sinon je ne sais pas comment on va faire la chimio, je suggère " dans une veine de la jambe ?", ils se bidonnent, ça y est, opération réussie, je suis saignée aux quatre veines, mais c'est une chance le bidule est dans la veine, le docteur appuie bien fort dans mon cou pour fixer les ailettes du pansement, puis me colle un pansement très serré, je ne peux plus tourner le cou mais bon l’épreuve est finie, je peux glisser, un peu flageolante, vers le fauteuil roulant, quand j’arrive dans ma chambre, Brigitte est en grande conversation avec son infirmière coordinatrice de soins qui va tout bien lui expliquer, il y beaucoup de tendresse et de tranquillité chez cette femme, Brigitte a les yeux humides, je vois qu’elle reprend confiance je lui serre la main et je lui dis " ça va aller, vous allez gagner une agricultrice ne baisse pas les bras ", elle me sourit, j’ai envie de l’embrasser mais je suis bien empêtrée avec mon pansement qui me tire le cou, je lui touche la main
Je me rappelle la première fois que l’on m’a posé mon premier cathéter, nous étions 5 femmes attendant notre tour pour aller au bloc, nous devions prendre une douche à la bétadine rouge moussante, nous sécher, nous vêtir d’une blouse et de chaussons stériles et d’une charlottes sur les cheveux, très chou !, la conversation était tranquille, bon enfant, deux femmes venaient pour se faire retirer leur chambre implantable , elles étaient en rémission depuis 5 ans de leur cancer du sein, super belle nouvelle pour moi qui allais commencer mon traitement , quand soudain ma voisine de gauche, une femme de 70 ans à peu près, jusque là très souriante , a dit que ça l’embêtait tout ça car elle allait sûrement être enfermée dans une chambre stérile pendant un mois à cause de sa leucémie, et que son fils était mort l’an passé dans de grandes souffrances de la leucémie aussi, en face dans un autre lit, une femme en blouse bleue s’est mise à pleurer, son mari à renifler, et elle nous a dit que leur fille de 39 ans était morte d’un cancer de la plèvre dans d’horribles souffrances, une autre femme qui commençait son traitement comme moi et ne quittait pas son smartphone des yeux, arrêta de pianoter de ses doigts manucurés, et dit " moi j’ai un cancer grade 3 très avancé, je crois que je ne vais pas m’en sortir ", la quatrième femme, qui s’en était sortie de son cancer, a eu les yeux qui se sont embrumés et n’a rien dit, j’ai compris soudain que rien ne serait simple, que rien ne serait plus comme avant, que je faisais partie de la cohorte des malades et que la peur, les larmes, le doute, la douleur peuvent me tomber dessus à chaque détour de récit et de couloir, j’ai murmuré quelques paroles d'espoir et de compassion pour tenter de soulager la souffrance de ces femmes, que dire ?
Direction le cinquième étage, l’hôpital de jour, j’y retrouve mon infirmière préférée et mon infirmier rigolo, on raconte quelques conneries et les grandes manoeuvres chimico-chimiques commencent, mes papattes sont dans des pochettes réfrigérées pour éviter que les ongles ne tombent, l’esthéticienne arrive, quelle douceur dans ses mains, et que je te nettoie la peau, la lotionne, la gomme, pose un masque, masse, et enfin crème nourrissante et petit maquillage pour me refaire comme un soupçon de sourcil, je la remercie chaleureusement pour ses chaudes mains qui m’alanguissent et me détendent, un ange m’a aidée pendant la chimio, quel délice, merci
Au sixième étage, il y a une semaine, c’est un autre style, les malades y sont bien malades, à part moi qui étais arrivée accidentellement pour l’aplasie et l’infection. Le première fois que j’ai pu me lever et traverser le couloir pour aller jusqu’à l’ascenseur, j’ai eu la bêtise comme je marchais à pas fatigués et menus de regarder à gauche et à droite par les portes ouvertes, j’ai vu des gens allongés, des cous affaissé, des bouches béantes, des malades abimés, fatigués, les malades ont peu de visites à croire que plus personne ne veut les voir, cette fois, la majeure partie des chambres sont occupées par des hommes, curieux, et un marcheur qui se trompe de chambre, aphasique qui arrive au milieu de la nuit dans ma chambre, je dis du noir de mon lit " non non non non ! rentrez dans votre chambre " , il hésite , referme la porte, il cherche où il doit aller, parfois il tombe par terre, couloir désert, c’est moi qui le rejoins je dois être la seule marcheuse dans le coin, je peux me déplacer jusqu’à lui, les autres sont cloués dans leur chambre, dans leur brumes de morphine , j’appelle les infirmiers qui le relèvent " eh bien Monsieur Lempereur, il faut vous coucher dans votre chambre " , parfois il va s’asseoir chez le voisin dan son fauteuil, il ne dit rien le voisin car il ne peut plus parler, ou bien il charge son sac de voyage de vêtements il ne ferme pas le sac et il sort de sa chambre, il cherche l’ascenseur, le sac béant à chaque pas perd un peu de son chargement, il y a toujours une infirmière pour le ramener à sa chambre, moi quand je le croise il me dit d’un air de conspirateur, " vous savez tout va bien les grands frigidaires sont remplis et il y a du monde dans les bureaux ", je ne peux m’empêcher de sourire, c’est surréaliste, nous pourrons donc supporter un siège, une famine, je le ramène délicatement dans sa chambre, j’ai pris le pli, deux minutes plus tard il vagabonde de nouveau, il a la bougeotte, un voile de misère flotte dans ce long couloir , ce couloir je l’ai appelé instinctivement couloir de la mort, ma chambre était tout au bout du couloir, une super chambre, vue imparable sur tout Rouen, et quand la porte de ma chambre était ouverte le soir, le jouissais de couchers de soleil panoramiques et somptueux, les pigeons, qui roucoulent et se dorent sur les toits et sur les cheminées, le matin, concert de mouettes pour se réveiller, je connais tous les clochers de Rouen par cœur, les horloges qui sonnent, l’esprit vagabonde, nous sommes à la fois seuls et jamais seuls dans un hôpital, à deux heures du matin prise de température et une pochette d’antibiotique dans la perfusion, à 6 heures, rebelote, dans cet entre-deux, des gémissements, des portes et des talons d’infirmière qui claquent , des rires dans la nuit, elles se marrent souvent , entretiennent la vie, quelle drôle de vie que leur vie à veiller tous ces blessé dans leur corps, aux portes de la mort, admirables soignants je vous aime, et en allant vers l’ascenseur, je vois une jolie femme âgée aux cheveux blancs assise dans un fauteuil je lui demande où est l’ascenseur, elle me dit je vais vous montrer et elle m’ouvre le chemin, en route elle me raconte que son fils là derrière une porte close va bientôt mourir, je suis stupéfaite qu’elle me parle si vite et si simplement comme ça , si chamboulée que je lâche ma potence et la prends dans mes bras, nous pleurons ensemble devant la porte fermée de l’ascenseur, et nous devenons copines, elle s’appelle Marinette, le dimanche c’était l’anniversaire de son plus jeune fils, 10 ans, ils ont organisé l’anniversaire à l’hôpital le dimanche après-midi dans la cafeteria lugubre et fermée, les trois enfants réunis, une tante, la mère, l’oncle, Marinette, le samedi j’étais descendue à la cafeteria et j’avais acheté un paquet de chocolats fins pour les 10 ans du pitchoun, la mère et Marinette, émues, m’avaient remerciée, l’oncle a emmené les enfants un par un au sixième étage , il leur passait un bras au dessus de leur épaule pour les réconforter et les enfants ont pu dire bonjour et au revoir au papa, le petit a eu ses cadeaux, le lundi la belle fille et Marinette sont venues tenir la main de leur fils, une main pour chacune, et il est mort dans leurs bras, elle est venue me le dire dans ma chambre après qu’il soit parti, je ne dis plus que c’est le couloir de la mort, c’est le couloir de la vie, la vie continue, les malades se battent pour vivre, les soignants se battent pour faire guérir leurs patients, les familles se battent pour garder vivants leurs proches, la vie nous pousse, quand je suis rentrée chez moi j’ai écrit une lettre de réconfort à Marinette et à sa famille, pendant deux jours, j’ai fait un peu partie de leur famille, ils se sont confiés à moi, j’ai dit dans la lettre que quand je reviendrai en octobre pour la radiothérapie nous irons ensemble au théâtre ou à l’opéra, elle adore l’opéra m’a-t-elle confié
Un jour, bientôt, quand je serai guérie je redonnerai tout ce que l’on m’a donné, j’irai visiter les malades que personne ne visite, je mettrai mon nez de clowne et les ferai rire dans leurs chambres de misère, quand ils pourront encore rire, ou je leur conterai quelque histoire secrète de leur enfance, ou je ne dirai rien car ils seront épuisés, je serai juste là à penser très fort à eux, pour prendre un peu de leurs souffrances, je leur tiendrai la main, s’ils peuvent encore supporter ce contact, ou humecterai leur front d’un mouchoir parfumé
Je ressors assez groggy de tout ça, cette étrange journée qui a vu les anesthésies, les cafouillages dans les veines, la chimio, le soin du visage, le rougeoiement des souvenirs de la semaine dernière passée à l’hôpital, une heure et quart de route pour le retour dans la VSL, je savoure les nuages qui galopent, dans le ciel qui s’ennoircit, je galope avec eux, je les suis dans leurs tourbillons, je savoure les vaches normandes, les grosses gouttes de pluie d’orage qui s’écrasent sur le pare-brise, je me sens bien, curieusement bien, la vie me pousse en avant
"Le silence éternel des espaces infinis ne m'effraie plus. Je m'y promène avec une confiance familière. Nous n'habitons pas un coin perdu d'un désert farouche et impraticable. Tout dans le monde nous est fraternel et familier". ( Paul Claudel )