Agrandissement : Illustration 1
Elle se lève, le pied peu sûr, se glisse dans la salle de bains et se regarde dans le miroir. Elle ne se regarde pas en fait. Elle s’aperçoit. Elle continue son chemin vers la baignoire. Revient brusquement sur ses pas. Quelle est cette femme au crâne sans cheveux et aux oreilles légèrement pointues qui l’a regardée ? Elle se penche et examine l’image droit devant elle. Elle sourit à cette femme, au teint délicatement jaunâtre, qui est elle. Les joues sont légèrement creuses, les rides, plus appuyées. Ses yeux sont un peu éteints. Oui c’est bien elle. Va te laver, chiffon aux yeux creux. Je vais prendre soin de toi. S’entortiller le haut du bras, à l’endroit où le cathéter est planté dans sa veine-cathédrale, d’une couche de film alimentaire pour protéger le précieux accès. Fixer le bourrelet protecteur avec une sorte d’élastique bicolore, violet et blanc. L’eau tiède la parcourt, l’apaise, coule sur sa cicatrice encore un peu enflammée. Se laver le cuir chevelu avec du savon. Scritch-Scritch disent ses cheveux pas encore tombés, et rasés, sous sa paume.
Elle laisse sortir un chant inconnu de son ventre. Dans le creux du rideau mouillé, dans le creux de son torse abimé, le chant prend de l’ampleur. Les sons viennent de plus loin encore que d’habitude. Elle ne sait pas d’où cela vient. C’est là. C’est tout et ça lui donne du plaisir.
Se sécher gentiment. Pas facile de se contorsionner pour se sécher le dos, sous le bras, car là, où les ganglions ont été extirpés, elle a toujours un peu mal. Temps de se masser la cicatrice, avec de l’huile d’amande et une huile essentielle. Aujourd’hui, ce sera niaouli. Parfois, c’est lavande ou ravintsara. Chaque jour, un minuscule événement olfactif. Puis s’oindre tout le corps d’une crème nourrissante délicieusement parfumée. Un cadeau. Ses amis se plient en mille morceaux pour lui faire plaisir. Gratter les pieds tout secs. Les huiler. Pas de déodorant sous le bras opéré. Se parfumer avec un parfum incroyable, fait dans un couvent, vive les religieuses. C’est entre le parfum et la potion magique. Qu’est-ce que ça sent bon. Myrrhe, benjoin, cèdre. Nettoyer son visage, l’huiler prodigieusement d’ huile prodigieuse, encore un doux cadeau. Pas de cheveux à coiffer, elle caresse son crâne pour faire tomber les cheveux survivants. Dans un an, elle aura des cheveux noirs et frisés, elle se le promet, rit toute seule devant le miroir. Paraît que les cheveux repousseront plus beaux, plus drus. Elle qui a toujours eu des cheveux mornes et mous se commande mentalement des nouveaux cheveux magnifiques. Que la chimio serve à quelque chose! Se peser. Elle n’a pas récupéré tous ses petits kilos disparus juste après le tsunami chimique, mais c’est en bonne voie. S’habiller sans gestes brusques pour éviter toute douleur. Ca y est, elle peut arriver dans la cuisine.
Faire bouillir de l’eau, la verser dans une tasse, sa tasse de malade, son bol en raku, mettre une cuiller de jus de citron dans l’eau. C’est trop chaud. Attendre. Plonger son regard bleu dans l’œil bleu du bol. Ouvre la porte du frigidaire. Non je n’ai pas faim. Ouvre tu dois manger. Oui je sais mais je ne peux pas manger. Ouvre. OK. Elle ouvre la porte du frigidaire. Yaourts, confiture, légumes, œufs, beurk. Elle referme la porte du frigidaire. Rouvre-la. Merde ! Elle choisit une carotte. Crok-Crok. Elle veut boire l’eau citronnée. La voilà tiédasse. Elle en jette le contenu dans l’évier. Prendre quelques gélules avec de l’eau. Ca coince dans ses tuyaux. Blurg-Blurg. Un yaourt ? Oui c’est ça ouvre le frigidaire. Tu me gaves, la voix ! Tu dois manger. Yep. Elle scrute la denrée nourricière sous le fluo blafard. Chope un pot au hasard. Elle s’asseoit et mange son yaourt très lentement. Il glisse sans anicroches. Pas si mal. Avec tout ça, ça fait trois heures de passées. Temps pour le sudoku. Ecouter les infos à la radio. Yoga. Renoncer à lever son bras. Respirer. Elle est toute crispée, nouée, cassée. Se dénouer. Elle s’endort sur le tapis bleu de yoga.
Froid. Manger. Non pas manger. Si, il est midi. C’est pas parce qu’il est midi qu’il faut manger. Si ! Cuisine ! Rouvrir la porte du frigidaire. Une salade ? Une boîte de thon ? Soudain elle meurt de faim, elle empoigne un yaourt liquide au caramel et là debout devant la porte ouverte du frigidaire, elle l’engloutit. Moustaches dorées, elle s’affale sur une chaise, épuisée. Sudoku. Les chiffres se mélangent devant ses yeux, elle ne fait que des erreurs. Lire ? Quoi ? Rien ne l’attire. Allumer l’ordinateur et lire en ligne. Elle s’écroule dans son fauteuil.
L’infirmière la réveille, c’est le jour du nettoyage du cathéter, des pansements qui lui filent des allergies. Elle se traîne jusqu’à la salle de bains pour aller chercher les produits de nettoyage pendant que l’infirmière installe le champ opératoire, se recouvre d’une blouse et d’une charlotte stériles. Avant de partir, elle lui fait la célèbre piqûre de graniocytes pour éviter la chute brutale des globules blancs comme à la première des flagrations. Détestée piqûre, un coup de poing, une grande baffe. Du plomb fondu qui la pulvérise. A chaque injection elle est shootée. Douleurs dans les os, surtout ceux des jambes. Lève-toi. Peux pas.
Une main armée d’une très longue aiguille la cloue, brutalement, sur le tissu râpeux du fauteuil comme si elle était un papillon. Anéantissement. Elle ne sent plus rien. Ses jambes sont mortes, ses pieds inutiles. Le téléphone sonne, elle essaie de se lever pour répondre. Impossible de bouger un orteil. Ses yeux, seuls, semblent encore vivre. Elle voit des nuages roses et gris qui nagent au travers de la fenêtre. Elle pense qu’elle est en train de mourir. Sensation de disparaître. Ca doit être ça mourir. Elle ferme les yeux et s’endort. Elle vient de comprendre qu’il lui faut accepter tout, vraiment tout, dans ce traitement, y compris se fondre dans un fauteuil et ne plus pouvoir bouger. L’endormissement la prend. Oui, dormir. Elle émerge. Nausées. Combien de temps reste-t-elle clouée dans son siège ? Revenir. Respirer. Le soleil attaque sa descente. Combien d’heures est-elle restée dans cet état ? Médicaments pour protéger l’œsophage. Oui mais il faut manger.
Ouvre la porte du frigidaire. NON ! Mange. Ta gueule ! Elle se cuisine du couscous avec du raisins secs, pratique, ça prend dix minutes. Mange quelques abricots. Quels médicaments prendre puisque cette journée est toute déréglée ? Le téléphone sonne. Pas envie de parler. Trop fatiguée. Le temps est interminable. Monotone. Il pleut, souvent, presque toujours. Son été de convalescence est un été de déliquescence. Mais où est le soleil, merde ? Arrête de geindre. Je ne geins pas ni ne me plains. Tu crois ?
Elle tripote ses tubes de gouache. Elle jette des couleurs sur le papier blanc, les triture, les recouvre, étire la matière. Elle peint sa chimiothérapie, les effets des médicaments à l’intérieur d’elle. Elle jette du noir, du rouge, du vert, de l’orange, dessine les trajets insensés au creux de ses veines, éclabousse la feuille de giclées, exquis cadavres enflammés. Elle peint sa vie en or. Voilà, chaque instant brille maintenant, resplendit. Les étoiles en sont jalouses. Laisser sécher. Elle y reviendra.
Quelques pas dans le jardin avant que le soleil ne se couche ? Monter les sept marches. Cette maison, c’est une suite de marches. T’en montes, t’en descends à longueur de jour. Impression de vivre dans un escalier géant. Le jardin est devenue une jungle très jolie. Tout pousse à son rythme au petit bonheur la chance, fleurs, bourrache, panais, onagre, pourpier qui se sont resemés eux-mêmes, comme des grands. Elle cueille des feuilles de sauge. Les merles boulottent les cerises. L’un d’eux lâche une cerise sanguinolente sur elle. Elle sent le léger impact. Du coin de la langue elle essaie d’attraper la coulée rouge. Pas possible. Dans le miroir, la femme aura une coulée rouge sur la joue droite.
Il reste à regarder un maximum de documents, et puis un ou deux DVD sur son ordinateur. S’abrutir d’images et de sons. Somnoler. Se gaver de fatigue pour espérer dormir. Quand le moment sera venu, elle montera péniblement jusqu’à sa chambre, jambes de plomb. Lire si elle peut. Un peu de sudoku. Puis l’engloutissement espéré. Elle peut enfin s’étirer dans son lit, caler son bras encore douloureux. Savourer la chaleur et la légèreté de la couverture en mohair bleu, offerte avec grande générosité par un ami. Elle regarde sa chambre de nonne, sa chambre de convalescence. Claire, repeinte de peu. Le vent souffle sur les rideaux. La ronde lune lui fait un clin d’œil. La pluie pointe le bout de ses claquettes. Une mite se balade et la nargue. Demain je te chasserai. Un bouquet de fleurs des champs sur la cheminée. Elle est bien ici dans son cocon blanc, ici elle est une nymphe, ici elle attend de renaître. Bientôt elle dépliera ses ailes toutes neuves, prendra son envol et surfera sur les nuages. S’endormir maintenant, gentiment. Tranquillement. C’était chimio+8. Demain sera un autre jour. Elle sera plus forte. Plus sereine. Demain. Ca va ? Oui elle va bien.
Le citron et le bol en raku l’attendent, en bas.