L’annonce de la maladie de mon amie réactive la mémoire de mon propre combat. Je le revisite. Dans la douleur, comme si j’étais malade de nouveau. Je viens de vivre avec elle l’étape de l’opération, de la mutilation, de la cicatrice, de l’absence de sein. Son chemin fut le mien. Je couche sur le papier, presque chaque jour, tout souvenir qui ressurgit, brusquement, délicatement ou brutalement. Ca sort comme ça peut. Je m’astreins à me rappeler chaque détail. J’affine cette plongée dans mon cerveau et dans mon corps. Ce faisant, en acceptant cette nouvelle douleur, je m’ouvre, je me rassure, et je sais qu’ainsi je pourrai la rassurer. J’écris, j’écris. Le spectre de la récidive est revenu avec une force incroyable. Je pensais en avoir fini avec lui. Puis, après quelques semaines, la souffrance que j’éprouve dans cette revisitation s’estompe et viennent l’humour, le poème, la paix. Si je perds mes forces, comment pourrai-je lui en donner ?
Quel peut être le pouvoir du soigné quand le corps malade rencontre le corps médical ? Lui fonctionne selon les règles de la médecine occidentale ; les toubibs sont formatés dans un corset rigide d’études difficiles et longues, dans lequel ils apprennent à débusquer tout symptôme, à recouper toute information donnée par des analyses, des compte-rendus et des bilans. La médecine de chez nous n’est pas la culture du ressenti, de l’instinctif, des émotions. Le soigné, lui, sait que son corps malade n’est qu’un corps malade impuissant qu’il offre au puissant chirurgien, à son bistouri, puis qu’il confie à la chimiothérapie, à la radiothérapie. Cela veut-il dire que le soigné, en danger de perdre la vie, n’a rien à dire dans ces soins qu’on lui dit d’accepter ? Il est dans l’ignorance de la chose médicale, certes, et si les toubibs disent ceci et préconisent cela, c’est qu’ils ont raison, non ? Oui, mais moi, j’ai un corps qui est devenu malade, une partie de mon corps est malade et d’autres parties de mon corps peuvent être touchées. J’ai peur, se dit le corps malade-mais-en-voie-de-guérison. Si le chirurgien m’a enlevé le sein, a-t-il enlevé 100% du crabe ou 99,99% ou 95,70% ? S’il me dit que je dois subir la chimio, c’est qu’il a un doute, le toubib. S’il a un doute, moi aussi je doute. Ok, j’accepte, c’est où qu’on signe? Allons-y dans le chimique.
Mais je dois garder les rênes, garder la main, rester lucide. Comment je vais faire ? Vais-je savoir le faire ? Accepter les soins ne veut pas dire déléguer son pouvoir de décision. C’est mon corps et je le contrôle. Je n’ai pas contrôlé mon début de vie, ma naissance, puis j’ai appris à développer ma pleine conscience en ces dizaines d'années de vie, et j’espère contrôler ma fin de vie. Personne ne peut m’imposer un traitement que je ne veux pas, qui me révulse de la tête aux pieds. C’est ma vie, se dit le corps-plus-malade-mais-qui-sait ? Si je pense que c’est bien de jeûner trois jours avant chaque injections de missiles tueurs de cellules, je le ferai, se dit le corps-actif-dans-le-soin. Mon toubib ne voudra pas savoir et me regardera avec une légère ironie sije lui dis comment je vois les choses ? Mon toubib reconnait-il les effets du placebo ? Me dira-t-il faites ce que vous voulez pour vous aider vous-même mais acceptez ce que je vais vous faire, j’ai ma batterie chimique je sais balancer les scuds ? Oui, mais moi, corps-affaibli, quel bouclier vais-je inventer pour combattre ? Quelle cotte de mailles faite d’un alliage inconnu vais-je tricoter pour me protéger ? Quelle est ma propre batterie ? Où puiser les ressources de sauver ma peau en en laissant le moins possible ?
En parlant avec mon amie, en écrivant, je me rends compte que je n’ai pas posé au corps médical des centaines de questions quand c'était le moment, car je ne voulais pas tout savoir, et que j’ai oublié des milliers de souvenirs, car j’ai tout enfoui sous la moquette pour me protéger, par lâcheté, par fatigue. Ce que je sais, c’est que ce corps médical, s’il est digne de ce nom, fera tout ce qui est en son pouvoir pour t’aider à guérir, et que toi, au corps boxé, au corps amoindri, tu vas rassembler toutes tes forces pour balancer une volée de flèches dans ton corps pour écrabouiller ce qui resterait de ton crabe. Tu es devenue une écrabouilleuse.
Appuie-toi sur ton courage, sur ta folie, sur le mystère de ton âme, sur tout ce qui fait que tu es toi, un être unique et magnifique. Cherche en toi la clarté, la lumière. Dynamite ce qui est stagnant en toi et qui fait obstacle ( les pensées négatives, les peurs, les appréhensions ). Fluidifie, fais-toi gazeux, nuageux, aérien, change d’état et de forme. Et reviens à chaque fois du néant.
Ton corps malade n’est plus malade, tu es devenu un corps agissant.