Depuis quelque temps déjà un anglicisme fait fureur dans le français écrit et parlé, et, plus précisément « dans les milieux autorisés où l’on s’autorise à penser », selon l’expression de feu Coluche. Il s’agit de la structure nominale aussi creuse qu’inepte : « une belle personne », fréquemment pluralisée, circonstance aggravante, en « belles personnes ». La mode semble avoir été lancée par des acteurs et actrices — parmi lesquelles Marion Cotillard semble décrocher la palme justement, dans l’exercice des remerciements pompeux lors des cérémonies de remise de récompenses — ex : « sur le tournage de ce film, il n’y avait que des belles personnes ». C’est le calque, la traduction littérale de la composition par juxtaposition de l’anglais a nice person, et c’est bien là que se situe le problème. En effet qu’il s’agisse de l’anglais ou du français, cette association est absurde et impropre.
En anglais, tout d’abord, person est un nom commun qui a quatre acceptions majeures (cf Oxford Dictionary, 2005 : pp-1126/1127) : 1) a human as an individual, un être humain en tant qu’individu donc, ex : What sort of person do they need for the job? 2) a human, especially one who is not identified, un individu, locuteur ou non, qui n’est pas identifié ou que l’on n’a pas envie de nommer — et, là, nous rejoignons l’expression à la mode, objet de ce billet — ex : A certain person told me about it, 3) a person working in the area of business mentioned — les exemples de cette troisième catégorie sont à mettre à l’actif des militantes du Women’s Lib, car elles ont permis à person d’entamer une nouvelle carrière en remplacement du très sexiste man — chairperson au lieu de chairman, spokesperson au lieu de spokesman ou bien encore salesperson au lieu de salesgirl ou salesman, 4) any of the three classes of personal pronouns, n’importe laquelle des trois catégories de pronoms personnels — exactement comme en français —. Voilà pour la sémantique qui est assez précise et n’autorise pas les formes de pédanterie actuelles ou de snobisme, pour qui préfère le franglais.
Mais les choses se compliquent au niveau syntaxique pour les adeptes de cette expression. En effet, person a une fonction fort restreinte, ce que la LGSWE (Longman Grammar of Spoken and Written English cf 1999 : p-125) appelle dummy subjects ou dummy objects, selon le cas, entendez sujets ou compléments factices. En d’autres termes, person n’a pas d’existence en tant que tel et n’a qu’une fonction itérative et renvoie, tout comme it, entre autres, à un nom commun précédemment utilisé. De plus, person s’utilise extrêmement rarement au pluriel, on dit plus volontiers people. Donc on dira par exemple, I love the Browns, they are nice people (et non pas persons), mais dire in this group, there are nice persons — ce qui est sémantiquement et grammaticalement possible — témoigne d’un niveau de langue singulièrement limité. Enfin les solutions sont nombreuses pour dire ou écrire clairement : she/he is a nice/kind/intelligent/courageous/remarkable woman/girl/man/boy ou bien John is a nice guy/ Jane is a brilliant woman. Mais l’aseptisé she/he is a nice person n’apparaît que très rarement dans le langage parlé ou écrit. La situation est pratiquement identique en français.
Selon Le Bon Usage de Maurice Grévisse (cf 1964 : p-505), « personne » est, à l’origine, a) un nom commun féminin, conformément à son étymologie (du latin persona, qui signifie rôle, masque de théâtre, personnage), qui a pu servir ensuite de nominal, masculin singulier, avec le sens de « quelqu’un, qui que ce soit », b) le plus souvent, « personne » est un pronom indéfini, qui a une valeur de semi négation et est accompagné de « ne ». Le TLFI et le Robert voient tout d’abord le nom commun, qui a cinq sens : 1) individu de l’espèce humaine, 2) la personnalité, le moi, 3) l’être individuel en tant qu’il possède la conscience (acception en philosophie et psychologie), 4) être auquel est reconnue la capacité d’être sujet de droit (acception juridique), 5) indication du rôle que tient celui/celle qui est en cause dans l’énoncé (acception grammaticale qui fait référence aux conjugaisons) ; ensuite le pronom indéfini, synonyme de « aucun » ou « nul ».
Aucune de ces sources ne reconnaît un rôle sémantique spécifique, puisque, comme en anglais, le locuteur dispose, en français, de nombre de synonymes qui évitent la platitude de l’énoncé, ainsi que sa faiblesse. Certes on parle, dans le langage courant, de « grandes personnes », mais il s’agit là d’une forme destinée aux enfants pour les distinguer des adultes, mais c’est un usage qui tombe en désuétude. De plus, jusqu'à présent utiliser la collocation « belle personne » désignait généralement une femme et trahissait une forme de sexisme. On a en mémoire, en 2007, la réponse d'Edouard Balladur, à un journaliste (ou présumé tel) de Canal +, à la question de savoir ce qu'il pensait de Ségolène Royal, sa molle suffisance avait répondu : « une bien belle personne». On rencontre, dans la vie quotidienne, des gens attachants, sympathiques, courageux mais sus à l’usage des « belles personnes » ! Quelle sera la prochaine marque de pédantisme calqué ? Au lieu de « bonjour, comment vas-tu ? » entendra-t-on bientôt « bonjour, comment es-tu ? », transposition de hello, how are you? Ou « comment fais-tu aujourd’hui ? », traduction littérale de how are you doing today?
On laissera la conclusion à Paul Valéry, Langage, (cf 1973 : p-387) : « Nous en sommes vis-à-vis du langage, comme un géomètre de l’âge de pierre…qui ne soupçonne pas qu’il faut forger et non subir ».