Il est des domaines de l'activité humaine où n'ont jamais sévi les intellectuels ni les scoliâtres et où il ne viendrait point à l'idée des spécialistes qui les pratiquent de proposer des solutions intellectualistes aux problèmes matériels à résoudre. L'agronome fera certes appel à la connaissance intelligente et à la science mais il saura qu'il n'aura rien fait tant que ne se seront traduites dans la pratique du travail quotidien les découvertes de laboratoire et que cette pratique suppose la mise au point et la production des outils perfectionnés indispensables.
L'urbaniste peut étudier, abstraitement d'abord, les solutions possibles du problème de l'habitation. Mais il sait qu'il n'aura rien fait tant qu'il n'aura pas réalisé techniquement les projets abstraitement élaborés. Et cette réalisation suppose le perfectionnement, à la base, des techniques de travail, des matériaux et les outils sans lesquels ne prendrait corps aucun progrès véritable.
Ce n'est qu'en fait d'éducation qu'il en va autrement. Des éducateurs, des intellectuels, des administrateurs préparent, eux aussi, des projets, donnent des conseils, formulent des rêves. Mais ils ne dépassent pas ce stade comme si instruction et éducation se gagnaient par une pure opération de l'esprit, par l'effet magique du contact d'homme à homme, par la révélation d'une formule ou d'un écrit. C'est ce qui explique que la science pédagogique verbale ait progressé pour atteindre parfois d'incontestables sommets intellectuels et que, pourtant, dans la pratique, les éducateurs travaillent encore avec les outils et selon les techniques du siècle passé, et même, pour certains degrés d'enseignement, des siècles précédents.
Il est alors facile aux critiques et aux réactionnaires de faire remarquer que tous les progrès en pédagogie et que même le courant actuel de pédagogie nouvelle ne changent pas grand-chose à l'affaire. Et ils ont raison. L'agronome et l'urbaniste peuvent présenter les projets les plus osés, les ministres peuvent même recommander leurs vues. Le progrès véritable sera à peu près zéro s'il n'y a pas, à la base, à même le travail, amélioration matérielle et technique.
Vous pouvez avoir des théoriciens éminents en matière de pédagogie nouvelle : l'administration peut même leur emboîter le pas, I1 n'y aura lien de fait s'il n'y a pas, à la base, à même le travail, cette amélioration matérielle et technique qui conditionne le vrai progrès pédagogique.
Pourquoi ce préambule ?
La pédagogie nouvelle est incontestablement dans l'air. La faillite de l'école traditionnelle est aujourd'hui consommée. Parents et éducateurs sentent confusément l'urgence d'une rénovation dans ce domaine.
Ils sont courageux ceux qui, tels M. Lhotte dans le Manuel Général du 8 décembre, osent dénoncer les dangers possibles d'un tel courant. La plupart des hommes, même et surtout dans les milieux officiels, préfèrent suivre ce courant, au risque de le pousser vers une impasse, On donnera des conseils de pédagogie nouvelle ; on instituera les nouvelles pour lesquelles on recommande les « méthodes actives ». Mais a-t-on fait le moindre effort financier et technique pour permettre aux éducateurs de travailler effectivement selon ces tendances nouvelles ? Non, encore une fois on fait fond exclusivement sur l'intellectualisme, sur la portée possible des discours, des leçons et des sentences, qui seront » de pédagogie nouvelle », et qui seraient susceptibles d'opérer le miracle.
Nous qui ne croyons pas à ce miracle, nous disons avec M. Lhotte : Attention ! Il y a maldonne ! Vous ne faites pas de la pédagogie nouvelle, mais du verbiage de pédagogie nouvelle ; vous chantez bien les riches moissons de demain mais vous ne faites rien pour que la terre soit plus profondément et mieux labourée, pour que soit mieux nourrit) la plante qui monte, pour que s'épanouissent harmonieusement pour produire leurs graines des beaux épis de l'avenir.
Et demain, parce que ce ne sont pas les théories de l'agronome qui font pousser les grains ni les plans de l'urbaniste qui montent les maisons, demain on s'apercevra que, pratiquement, rien n'est changé, ou si peu : que les moyens matériels et techniques ont manqué pour répondre aux espoirs un instant éveillés dans le peuple ; que peut-être on a fait fausse route.
Ce sera la faillite de l'Éducation Nouvelle et les masses trompées se réfugieront à nouveau pour quelques lustres dans ce faux intellectualisme scolastique, qui aura joué son jeu et aura gagné.
Nous dénonçons encore une fois, et nous voudrions le faire d'une façon définitive, cette conception intellectualiste, scolastique et verbale de l'éducation nouvelle ; nous voudrions mettre nos camarades en garde contre ce « gauchisme pédagogique » et montrer les voies efficientes, les voies de bon sens, de la rénovation scolaire. Il y a toujours à boire et à manger dans ce gauchisme, dans cet intellectualisme verbal : toutes les positions sont défendables, comme le seraient toutes les théories dans le cabinet de l'agronome. Mais menez vos discutailleurs dans les champs où poussent le blé, les pommes de terre et les betteraves. Là, il n'y a plus deux solutions : il y en a une, qui permet, avec le minimum de peine humaine, avec le maximum de sécurité, la production la meilleure dans le milieu donné. Si vous produisez mieux, avec moins de peine, de meilleures récoltes, on vous tirera son chapeau.
Si vous parvenez à cette excellence, quelle que soit la solidité de votre démonstration intellectuelle, vous aurez échoué.
Il en est de même en éducation. La meilleure méthode n'est point celle qui se défend le mieux au point de vue théorique, intellectualiste ou scolastique, MAIS CELLE QUI, A MEME LES ENFANTS, A MEME LE TRAVAIL, DONNE, AVEC UN MAXIMUM DE REUSSITE, LES MOISSONS LES PLUS EFFICACES.
Tant que cette pédagogie nouvelle n'a pas permis dans tous les domaines, pour une dépense égale d'énergie et d'efforts, un meilleur rendement, la cause de cette éducation ne saurait être gagnée.
On a fait erreur en plaçant, au centre du projet de rénovation, l'idée d'un principe : la METHODE ACTIVE, par exemple. Cela a été un drapeau. Comme le tracteur qu'on promène â travers champ, symbole des réalisations nouvelles. Ce drapeau a été brandi par un homme, Adolphe Ferrière, qui a su le faire claquer au) dessus des conformismes assoupis. Il a animé, suscité, orienté les problèmes et les recherches. Mais nous devons aujourd'hui aller plus loin.
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C'est à cette besogne complexe que nous nous sommes attelés victorieusement. Et non plus seulement par des conseils théoriques mais par la mise au point des outils et des techniques qui permettent cette reconsidération vivante de notre enseignement.
Et c'est tout à la fois un véritable plan d'enseignement que nous traçons ainsi, en même temps que le programme de nos efforts coopératifs :
- Expression libre et circuit normal de la pensée et des écrits par l'Imprimerie à l'Ecole, le journal scolaire et les échanges interscolaires ;
- L'École par la vie et pour la vie par : le travail véritable à l'Ecole, les enquêtes vers la vie ambiante, la Coopérative scolaire, l'intégration des adultes dans l'œuvre éducative.
- Satisfaction normale du besoin de connaître et de se perfectionner par : le Fichier Scolaire Coopératif, les fichiers auto correctifs, la Bibliothèque de Travail, le Cinéma, et la Radio, les recherches techniques (calcul, agriculture, sciences, etc...). La mise au point de ces outils et de ces techniques est à peine entamée. Ce sera l'œuvre tenace et coopérative des mois à venir.
- La satisfaction artistique par : l'imprimerie, la gravure, le dessin, le théâtre, le cinéma, la danse et la rythmique.
Extrait de « L'Ecole moderne ne se construit pas avec du verbiage », L'Educateur, n°6-7 du 15 janvier 1946