Depuis sa création, le processus des forums sociaux mondiaux n'a cessé de devoir justifier de son utilité. Comme - et contre - le forum de Davos, le FSM est d'abord un immense brainstorming : pour les animateurs de mouvements sociaux, d'ONGs mais aussi pour les politiques qui s'y invitent, le FSM est un indispensable laboratoire d'idée qui les arme pour construire leur intervention socio-politique. En revanche, contrairement à Davos, les participants aux forums sont pour l'essentiel exclus du pouvoir ; les intérêts défendus - ceux des pauvres urbain, paysans sans terre, migrants sans papiers, salariés, femmes - sont ceux des opprimés. Si les idées qui se synthétisent au forum des riches vont nourrir les politiques des gouvernements et des institutions internationales ainsi que les stratégies des grandes entreprises et des grandes banques, le débouché des idées qui s'élaborent au FSM n'a rien d'évident. D'où l'impératif de démontrer cette utilité.
On pourrait penser que les centaines de campagnes et d'actions de solidarité qui s'y nouent suffisent. Ce n'est pas le cas. L'ampleur du rassemblement et l'extrême diversité géographique, thématique et de sensibilité qui s'y exprime font de ce lieu le seul où, à l'échelle mondiale, se constitue une opposition à la mondialisation capitaliste. Le FSM ne peut dès lors faire l'impasse sur les grandes questions politiques mondiales lorsqu'elle surgissent. Par deux fois déjà, le processus des forums sociaux a assumé cette responsabilité. La première fois, en 2002-2003, lorsque la marche à la guerre en Irak était engagé, le processus a été un lieu clé pour faire naître une mobilisation mondiale inédite qui conduira à des manifestations simultanées dans plus de 600 villes à travers la planète le 15 février 2003. La bataille n'a pas été gagné mais elle fut un point essentiel pour saper la légitimité de cette guerre et de celle que continue à mener les états occidentaux en Afghanistan. La seconde fois ce fut en décembre 2009 à Copenhague. Là a pris corps un mouvement pour la justice climatique qui, bien que n'étant pas formellement issu du processus des forums, avait largement été préparé par le forum social de Belem quelques mois auparavant. Avec la grande crise que traverse le capitalisme mondial et ses conséquences sociales dans les régions les plus durement touchée, c'est-à-dire les pays occidentaux et leurs périphéries proches (Mexique, PECO, Maghreb), c'est le troisième test pour le processus des forums qui s'affirme.
En réaction à la hausse des prix des denrées, des mobilisations sociales prenant un tour insurrectionnel en Tunisie et en Egypte ont déclenché une réaction en chaîne démocratique et sociale dans le monde arabe. Mais, si ce sont les crises politiques les plus spectaculaires, ce ne sont ni les premières, ni les dernières dans la séquence historique ouverte par la crise. En Islande, en Hongrie, en Lithuanie, en Roumanie les gouvernements ont valsé sous la pression de la rue au cours des deux dernières années. Et l'année qui s'ouvre risque fort d'en connaître d'autres : la violence des mesures anti-sociales coordonnées dans toute l'Europe conjugué à l'effondrement idéologique du néolibéralisme ne restera pas sans conséquences.
Le Forum Social Mondial de Dakar qui vient de s'ouvrir par une manifestation de plusieurs dizaines de milliers de personnes va être traversé par le souffle des révolutions arabes. Comme lors de la guerre en Irak, comme face à l'irresponsabilité des gouvernements à Copenhague le processus des forums sociaux joue son avenir dans sa capacité à embrasser les grands enjeux politiques du moment.
Démontrer sa capacité à soutenir utilement les révolutions arabes et à amplifier les réponses populaires à la crise, tels sont les enjeux centraux du forum. A la veille du forum, en nommant à titre posthume Mohamed Bouazizi1 membre d'honneur de leur organisation, l'assemblée des vendeurs ambulants de Dakar a montré la voie au FSM.
1Mohamed Bouazizi est le jeune marchand ambulant tunisien dont l'immolation le 17 décembre 2010 a été l'étincelle de l'insurrection tunisienne.