Agrandissement : Illustration 1
Cédric Lépine : Dans ce premier long métrage, vous êtes à la fois réalisateur, scénariste, monteur, producteur et l'acteur principal. Comment avez-vous pu assumer toutes ces responsabilités ?
Eugenio Derbez : Ce n'est pas parce je ne voulais pas partager les responsabilités. Je l'ai fait davantage par nécessité. L'histoire originale vient de moi, mais je souhaitais la développer avec d'autres scénaristes professionnels de cinéma : voilà pourquoi j'apparais crédité au générique en tant que scénariste. Au départ, je souhaitais seulement jouer dans ce film sans le réaliser. J'ai donc d'abord été un acteur qui cherchait un réalisateur. Mais après douze ans de recherche, je n'ai trouvé que quelques réalisateurs de comédie et ceux-ci ne comprenaient pas de nombreux éléments du scénario. J'avais donc très peur. Ma coproductrice, Mónica Lozano , m'a alors dit « réalise le toi-même ! » Les gens qui me connaissaient ignoraient que j'avais à l'origine suivi une formation de réalisateur. Mais je n'avais jusque-là jamais réalisé. En vérité, lorsque j'ai terminé ma formation, le cinéma mexicain était si terrible que j'ai renoncé à réaliser pour me dédier à l'interprétation. Heureusement que j'ai pu accepter de réaliser autrement le film n'aurait pas eu l'essence que je souhaitais. En revanche, je trouvais un peu dangereux de réaliser et jouer en même temps. Avec le recul, je ne regrette pas d'avoir été le réalisateur, en revanche, ce que j'aime le moins dans le film, c'est moi-même en tant qu'acteur : je vois à plusieurs moments que je surjoue. Le problème, c'est que j'étais en situation où je faisais attention à tout le monde sur le tournage et même quand je jouais, j'avais surtout à l'esprit la manière dont devait apparaître à l'écran l'acteur avec lequel je jouais. Je pensais également à son texte, à sa manière de jouer, etc. Ainsi, je me focalisais sur tout, sauf sur moi. C'est là la difficulté de jouer et de diriger en même temps un film. Je suis également producteur car je ne voulais pas rester extérieur à ce processus. J'ai fait le montage car du premier montage rien ne m'a plu. Ainsi, j'ai rempli ces rôles avant toute chose par nécessité : la nécessité que j'avais de préserver ce que j'avais dans le scénario et le rendre tel quel sur grand écran. Parfois, il y a un grand changement entre le scénario et les choix du réalisateur, de l'acteur, du monteur.
C. L. : Sur ce film, qu'avez-vous le plus apprécié ?
E. D. : Réaliser et monter. Ce sont deux activités pour moi où l'on peut faire de la magie.
C. L. : Le film utilise beaucoup les ellipses temporelles : à quelle étape de la réalisation sont-elles apparues ?
E. D. : Le changement dans le temps des personnages n'a pas plu à tout le monde. Ainsi, plusieurs personnes m'expliquèrent que le public n'allait pas comprendre. J'avais besoin de montrer en un temps très court que mon personnage faisait les mêmes déclarations d'amour à toutes les femmes. L'idée était de faire se succéder ces différentes actrices comme si elles interprétaient un seul et même personnage. Finalement, ce procédé a fini par être accepté une fois monté. Les scènes autour de la fillette sont celles que j'aime le plus dans le film car ce sont celles qui portent le plus d'émotions. La musique a aussi en ce sens un très grand rôle pour moi.
C. L. : Vous êtes un acteur très populaire à la télévision : quels sont les aspects du personnage du film que vous avez repris de vos personnages de la télévision ? Quel dialogue opérez-vous entre télévision et cinéma ?
E. D. : Je viens de la télévision et lorsque je souhaitais travailler dans le cinéma il y a douze ans, je fus confronté à un rejet total. Au Mexique, les professionnels du cinéma n'apprécient guère leurs collègues de la télévision, leur reprochant la finalité commerciale de leurs activités. J'ai passé des auditions pour jouer comme acteur dans des films, mais je n'ai jamais été contacté et je ne comprenais pas pourquoi. Francisco González Compeán, l'un des producteurs d'Amours chiennes (Amores perros, Alejandro González Iñárritu, 2001), m'a dit : « je vais être brutal mais honnête avec toi : chaque fois que l'on mentionne ton nom dans le casting d'un film, tout le monde rit et se moque, personne ne souhaitant voir dans son film un comique de la télévision parce que cela atteindrait au sérieux du film. » J'en ai réellement souffert mais en même temps je suis reconnaissant : c'est grâce à ces portes qui se sont fermées pour moi que ce film existe à présent. J'ai fait ce film parce que j'ai pris conscience que si je ne me donnais pas moi-même un rôle dans le cinéma, personne n'allait le faire. J'ai alors répondu à Francisco : « OK, si personne ne me donne du travail, je ferai moi-même ce film. »
Lorsque j'ai commencé à interpréter un rôle au cinéma, j'ai tenté de m'éloigner le plus possible de mes personnages de télévision qui se situent dans le registre de la farce. Je souhaite aussi offrir au public un produit différent de ce qu'ils connaissent à la télévision. Puisque les spectateurs me voient gratuitement à la télévision, lorsqu'ils paient pour aller au cinéma, je dois leur offrir autre chose.
C. L. : Il n'y a donc pas d'appui, de liens entre cinéma et télévision ? Gael Garcia Bernal a lui aussi commencé à la télévision avant sa carrière cinématographique internationale.
E. D. : Au Mexique, la frontière est quasi infranchissable entre cinéma et télévision bien que des professionnels de la télévision aimeraient travailler dans le cinéma. Le problème est que les professionnels du cinéma sont très snobs, regardant de haut les gens de la télévision. Ainsi, les acteurs de télévision ne peuvent pas travailler dans le cinéma, et les professionnels du cinéma forment un cercle très réduit. Dans les films de cinéma on retrouve souvent les mêmes acteurs parce que le cinéma mexicain ne souhaite pas employer d'autres personnes. Mon film n'a pas pu concourir aux festivals et aux prix académiques, parce ce que je viens de la télévision. Ce fut assez dur pour moi mais le public a répondu présent dans les salles de cinéma de manière spectaculaire pour voir le film : pour moi le plus beau des cadeaux est ce prix du public.
C. L. : Sentez-vous que ce film vous a permis de livrer plus de vous-même, en tant que père notamment, que vos personnages de télévision ?
E. D. : Le Eugenio de la télévision n'existe que pour faire rire : c'est un masque. En revanche, le cinéma m'a permis de savoir qui j'étais au plus profond de moi, sans le masque du personnage. C'est pourquoi mon investissement dans ce film a été très important pour moi. J'ai cherché à être le plus honnête possible. Je ne souhaitais prétendre à rien d'autre que de raconter une histoire. L'histoire de ce film est celle où je me suis mis à nu totalement pour découvrir ce que j'étais au fond de moi. Souvent les personnes sont surprises de découvrir au-delà du comique de la télévision, un être de chair et de sang.
Agrandissement : Illustration 2
C. L. : Le film traite à la fois de la peur d'un homme d'être lui-même au Mexique, et d'être mexicain dans une carrière d'acteur aux États-Unis : c'est aussi votre histoire dont il s'agit ?
E. D. : C'est quelque chose que je souhaitais exprimer. Durant l'écriture du scénario, je cherchais justement à faire carrière aux États-Unis. Alors que j'étais connu et très bien traité au Mexique, il en allait différemment de l'autre côté de la frontière : c'était comme si je devais recommencer à zéro. Je devais pousser des portes et convaincre que je pouvais jouer un rôle. C'était comme vivre deux vies en même temps. Chaque fois que je traversais les États-Unis, j'avais peur d'avoir à me confronter à une partie de moi-même que je ne connaissais pas, à quitter ma zone de confort au Mexique pour une carrière dont j'ignorais où elle aboutirait. Maintenant encore j'appréhende d'aller aux États-Unis parce que ce n'est pas mon pays, ma langue, ma culture, etc. Ces peurs, je les ai mises en scène. Ce film est très honnête puisqu'il y est question de choses qui me sont arrivé. Nous pouvons tous nous identifier à ce personnage qui doit affronter ses peurs. Je crois que c'est cela qui a permis la connexion entre le film et le public.
C. L. : Le film commence avec un personnage de macho et se poursuit avec un homme qui va assumer ses responsabilités en traversant la frontière Mexique-États-Unis avec sa fille, alors que dans la réalité se sont plutôt des pères qui laissent ainsi leurs enfants au Mexique pour trouver du travail.
E. D. : Je souhaitais montrer une autre histoire que la réalité quotidienne, c'est pourquoi ce n'est pas la mère qui s'occupe de son bébé. Cette situation, je l'ai moi-même vécu : lorsque j'ai appris que j'allais être père, j'ai senti qu'un monde s'achevait : je n'allais pas pouvoir étudier, travailler librement puisque je devrais assurer le confort du bébé. J'ai beaucoup lutté pour ne pas avoir ce bébé : je ne souhaitais ni être père, ni être responsable.
Je voulais montrer dans le film le stéréotype du macho mexicain irresponsable mais dont la naissance du bébé lui fait fondre le cœur. Il découvre alors une part de lui-même qu'il ignorait jusque-là. Ses multiples relations avec les femmes changent pour ne se consacrer qu'à une seule personne. C'était finalement un homme bon dont l'arrivée d'un bébé lui a changé la vie. Il était non seulement essentiel pour moi de rendre ce macho mexicain différent, que de proposer au public latino des États-Unis pour la première fois un film mexicain qui ne soit ni triste, ni déprimant, ni associé au narcotrafic et ne présentant plus le Latino comme un pauvre, un criminel. J'ai rencontré des spectateurs qui étaient très fiers de voir dans ce film un Mexicain triomphant, puisque le personnage travaille à Hollywood et gagne beaucoup d'argent, et le fait de ne pas parler anglais n'empêche pas les gens de le respecter. Les spectateurs se sentent ainsi représentés d'une manière tout à fait différente et cela change tout pour eux. Je pense qu'il manque encore souvent de représentations plus positives des Mexicains sur les écrans.
Ce qui n'empêche par qu'il y ait à la fois dans le film de la comédie et des moments dramatiques : les deux se complètent dans le portrait que l'on peut avoir d'une société humaine. Pour cette raison, on m'a dit que mon film était assez étrange : ce n'est pas totalement une comédie et pas totalement un drame. Pour moi le drame et la comédie devaient apparaître ensemble. Je souhaitais inclure différents types d'humour et souvent celui qui fonctionne le mieux est involontaire.
C. L. : Voulez-vous ajouter autre chose ?
E. D. : Je suis très heureux d'être ici à Paris pour présenter mon film. Je souhaite qu'il y ait davantage d'échanges entre les cinémas mexicain et français. Car le cinéma français est très apprécié au Mexique et je pense que le cinéma mexicain peut trouver son public en France. Il faudrait soutenir et développer réciproquement la diffusion des films entre les deux pays.