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Cédric Lépine : On retrouve dans Chronic comme dans tes films précédents le thème de la famille en dysfonctionnement.
Michel Franco : Je suis très intrigué par les difficultés que nous avons pour communiquer et établir des relations entre êtres humains. Nous avons tous un parcours spécifique lié à une culture et à une éducation qui part de bonnes intentions. C'est très difficile de vivre en société et cela se reflète aussi dans la famille. La structure de Chronic est totalement différente de Daniel y Ana et Después de Lucía, et je n'imaginais pas qu'au final ce thème de la famille réapparaîtrait. Je pense que cela fait partie de mes préoccupations profondes.
C. L. : En changeant de pays, les États-Unis après le Mexique, est-ce que le fonctionnement de la famille que tu mets en scène te paraît différent ?
M. F. : J'ai écrit le scénario en prenant compte de la réalité sociale desÉtats-Unis. Par exemple, l'accusation pour abus sexuel qui apparaît dans le film ne se serait pas produite au Mexique, du moins pas de cette manière et avec cette décision finale. Excepté cela, je pense que l'histoire pourrait se dérouler de la même manière au Mexique que dans d'autres pays encore. Comme pour mes autres films, je n'essaie pas de signaler quelque chose ou de faire des commentaires sur la société. Ce sont seulement des éléments qui ressortent et qui font partie de l'histoire au sein du film.
C. L. : Dans Chronic apparaît un tabou très fort autour du rapport à la mort qui serait distinct si le récit se passait au Mexique.
M. F. : Je suis d'accord avec toi mais lorsque les choses se compliquent, les aspects culturels disparaissent et les réactions animales les plus primitives refont surface. Pour moi les réflexes culturels disparaissent lorsque sont en jeu la vie et la survie. En outre, cette histoire est inspirée d'un événement personnel lié à ma grand-mère au Mexique. Ma famille était très unie et disposée à aider ma grand-mère. Mais il y a des choses que seule une infirmière peut faire, créant une complicité entre le soignant et le soigné. La famille ne peut pas lui dire jusqu'à quel point limite doit être la responsabilité de l'infirmière. La responsabilité professionnelle a abouti à une relation intime et c'est précisément cela qui m'intéressait.
C. L. : Un autre thème de ta filmographie qui réapparaît dans Chronic ce sont les nouveaux moyens de communication par Internet qui enveniment les relations plutôt qu'elles les développent.
M. F. : Le problème apparaît lorsque l'on veut remplacer la communication directe entre individus par la communication via Internet. De l'un à l'autre, les individus ont souvent des personnalités différentes : ils sont extravertis sur Internet pour parler de leurs émotions alors que dans les relations directes ce n'est pas possible. Ainsi, on peut saluer quelqu'un sur Facebook et ne pas le faire en rencontrant la même personne dans la rue : c'est vraiment bizarre. Cela fait partie de la vie, quel que soit l'âge des utilisateurs d'Internet. S'il est vrai que je suis assez pessimiste, ce n'est pas à l'encontre d'un média de communication spécifique.

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C. L. : La communication dans Chronic entre David l'aide-soignant et ses patients passe par une relation directe des corps en contact. C'est peut-être là aussi ce qui construit une relation d'autant plus fortes entre eux que les corps aussi communiquent ?
M. F. : Les difficultés rencontrées par le personnage interprété par Tim Roth provient effectivement de ce contact physique et émotionnel qu'il établit avec ses patients. Mais comment peut-on demander à quelqu'un qui lave et habille chaque jour une autre personne de ne pas s'investir émotionnellement avec elle ? C'est impossible. Pour moi apparaît là le sujet central du film.
C. L. : L'interprétation de Tim Roth est très corporelle : avec une grande économie de mots, il agit énormément à travers des gestes très précis tout en apparaissant comme un être qui porte tous les maux du monde. Comment Tim Roth est entré dans son personnage ?
M. F. : Tim Roth a travaillé avec des infirmiers et leurs patients réels. C'est ainsi qu'il a compris l'importance du contact physique et comment ils communiquent entre eux. Par exemple, il est important que l'infirmier tienne la main de son patient avec la main en dessous de lui, pour que le patient sente qu'il garde le contrôle. Ceci est un geste d'autant plus important que le patient abandonne tout entre les mains de son infirmier. Ce sont des détails qui prennent toute leur signification dans le quotidien.
C. L. : Le titre de ton nouveau film fait référence au rapport au temps que tu entretiens dans ta filmographie : tu ne cherches pas des événements spectaculaires mais des moments qui s'inscrivent dans le temps long de la quotidienneté et marque durablement les individus. Peut-on voir ton éthique cinématographique dans ce rapport au temps ?
M. F. : Pour chaque film, je recherche le rythme qui lui est propre. Dans celui-ci, il s'agissait de représenter le temps vécu par cet infirmier auprès de ses patients. Ainsi, les premières scènes montrent ces deux personnages comme s'ils étaient un véritable couple, en raison du temps qu'ils passent ensemble dans de longs plans sans paroles. Si ces plans n'étaient pas aussi longs et filmés de cette manière, on ne sentirait pas cette intimité entre eux. Le plus important dans ce film se trouve davantage dans les détails de la relation des personnages que dans l'histoire elle-même.
C. L. : J'aimerais que tu parles de la position que tu proposes au spectateur dans Chronic. En effet, les plans se mélangent entre des caméras subjectives qui permettent de partager le point de vue de David et d'autres plans plus objectifs qui mettent le public à distance de lui.
M. F. : C'est un mélange qui pourrait paraître contradictoire mais effectivement je cherchais à ce que le public soit le plus présent possible dans les actions. Je n'aime pas manipuler le spectateur en lui imposant ce qu'il doit ressentir et penser. Je dois donc en permanence lui offrir l'opportunité d'être présent et idéalement qu'il oublie qu'il s'agit d'un film, tout en lui offrant suffisamment d'espace pour que son intelligence puisse participer au film là où il le souhaite. Después de Lucía etDaniel y Ana usent également de cette distance inévitable compte tenu du parcours des personnages en question. Dans Chronic, je voulais que le spectateur choisisse la limite de sa propre participation.
Les personnes qui ont vécu des expériences similaires ne veulent pas voir le film jusqu'à la fin tandis que d'autres ne se sentent pas concernées. En fait, le film n'est pas fait pour faire vivre une expérience passée à des personnes concernées. Le film est là pour présenter des situations et à partir d'elles soulever des questions. Idéalement, un film doit être utile, mais non à travers la manipulation.
C.L. : Chronic est aussi une reconnaissance vis-à-vis de ces personnes qui sont payées pour accompagner des personnes chères jusqu'à la mort mais dont l'identité et la place dans la famille du patient est souvent niée.
M. F. : Le film est humain à travers la générosité du personnage principal mais en même temps très inhumain si l'on observe comment socialement les interactions entre les individus enferment certains. Le cinéma doit toujours mettre en valeur ces contrastes de la société.

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C. L. : Est-ce que tu sens que ton film, à travers la capacité du cinéma d'expérimenter et d'interroger la vie, te permet d'arriver à comprendre ce qu'a vécu ta grand-mère, rétablissant ainsi un lien entre toi et elle ?
M. F. : Plus que ma grand-mère, ce qui m'intéresse avant tout c'est de savoir ce qu'a été la vie de son infirmière. Ma grand-mère, je la connaissais bien et lorsqu'elle fut contrainte à la dépendance, cela a été douloureux, mais pour autant moins douloureux que d'autres choses. Si j'avais réalisé un film sur ce sujet, cela aurait été une exploration de la douleur. Je cherche davantage à comprendre à travers mon cinéma certaines choses de la vie qui ne sont pas faciles à digérer. Ce qui a retenu mon attention c'est donc le point de vue de cette femme qui doit passer d'une relation d'un patient à une autre. Je suppose que durant son travail personne ne se soucie de ce qu'est sa vie car la famille qui l'emploie ne se soucie que de la personne qui va mourir. C'est une vie très étrange et parfois pour les infirmiers, leur activité crée en eux une addiction à l'égard de leurs patients.
C. L. : Dans le film, la médecine à travers la prise en charge pharmacopée et chimique semble défaillante auprès des malades alors que l'action humaine de l'aide-soignant est seule opérante.
M. F. : C'est là encore le contraste entre l'humain et le non humain. Souvent, les patients ont plus besoin d'une personne qui les accompagne avec tendresse et respect de leur dignité dans leurs moments difficiles que davantage de médecine et de technologie. Ceci ne signifie pas que le film soit sentimentaliste, mais le personnage joué par Tim Roth est complètement dévoué à son travail sans demander le moindre changement : sa situation est très incommode. Il y a des moments étranges où son identité se métisse avec celle de ses patients, rendant sa psychologie complexe. C'était important pour moi d'apporter cette complexité afin de ne pas faire de ce personnage un « ange », un modèle pour le spectateur.
C. L. : Tu es responsable à la fois dans le film de la réalisation, du scénario, du montage et de la production : était-ce incontournable ?
M. F. : C'était nécessaire pour contrôler le processus créatif comment je l'avais fait pour Después de Lucía.Daniel y Ana est le seul film où je n'ai pas pris toutes ces responsabilités puisque je ne l'ai pas produit. Mais ensuite, j'ai décidé d'être le principal producteur de mes films. En revanche, pour mon prochain film, je souhaite travailler avec un bon monteur car je ne veux plus m'en charger. Tout dépend en fait du type de film : si le budget du film était plus conséquent, je devrais demander à d'autres personnes d'assumer la responsabilité de producteur. Comme Chronic est très intimiste et que je tournais aux États-Unis, il était très important pour moi que ce film soit très personnel.