Billet de blog 2 mai 2023

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Cédric Lépine

Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux

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Entretien avec la cinéaste Laura Citarella à propos de son film « Trenque Lauquen »

Cet entretien avec Laura Citarella a été réalisé à Toulouse en mars 2023 à l'occasion de la présentation de son film «Trenque Lauquen » en compétition long métrage de la 35e édition du Festival Cinélatino, Rencontres de Toulouse. Le film diffusé en deux parties sort en salles en France le 3 mai 2023.

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Cédric Lépine : Depuis Ostende jusque Trenque Lauquen et en passant par La Mujer de los perros, ton cinéma se situe toujours en périphérie de la capitale et des lieux communs de l'attention. Est-ce une revendication de montre en avant les histoires qui existent en périphérie du pouvoir politique et de l'industrie du cinéma argentin ?

Laura Citarella : Il existe des différences de lieux entre les films. Chaque fois, je m'intéresse à la spécificité de la géographie du lieu. Pour moi, l'espace délimite le récit. Je dois avouer que sortir de la capitale est pour moi quelque chose de naturel car je n'y suis pas née. J'ai toujours ainsi eu une expérience avec la périphérie de la ville. Ostende est une ville côtière alors que La Mujer de los perros se situe en périphérie de la capitale là où se trouvent les personnes les plus en marge et tout ce que la ville rejette. Trenque Lauquen est une ville argentine de l'intérieur des terres. Avant Trenque Lauquen, j'ai réalisé le documentaire Las poetas visitan a Juana Bignozzi (2019) qui est une sorte de portrait de la ville à partir de l'espace qu'occupe la poésie, avec cette idée que lorsque les espaces ne gagnent pas la géographie, ils gagnent autre chose.

Illustration 1
Laura Citarella à Toulouse © Francisco Muñoz

Cela me donne la sensation que j'ai l'obsession de trouver ces espaces où des éléments seront capables de retranscrire lesdits espaces dans le but de construire une fiction. En ce sens, le personnage le plus emblématique de ma démarche est Laura qui, à partir d'éléments très basiques pour créer du cinéma, autrement dit de l'image et du son, la vue et l'écoute. Elle a le pouvoir avec des éléments simples de produire ce qu'elle veut. Revenir ainsi à un personnage fanatique de la fiction permet de poser un regard sur la fiction pour la construire. Comme un détective, tout indice se transforme entre ses mains en une piste possible à l'intérieur de son investigation.

Pour moi comme pour mes camarades de Pampero Cine, nous imaginons le cinéma à partir de la possibilité de générer de la fiction autour de personnages capables de faire naître cette fiction. Dès lors, les histoires à raconter à partir du point de vue de ce type de personnages sont infinies.

C. L. : Trenque Lauquen comme La Flor de Mariano Llinás ont en commun de proposer une réflexion sur le cinéma lui-même dans sa capacité à générer du récit : la fiction est alors aussi importante que la réflexion sur le cinéma.

L. C. : De toute évidence, notre cinéphilie apparaît à l'intérieur des fictions que nous créons. Ainsi, Trenque Lauquen pose la question de la manière d'actualiser le thème de la disparition d'une femme comme l'a posé Antonioni dans L'Avventura (1960). C'est une manière à la fois de dialoguer avec l'histoire du cinéma tout en renouvelant les questions. Trenque Lauquen propose également un travail sur la subjectivité autour de l'histoire d'une femme qui se perd. Le film s'intéresse particulièrement à l'humanité des personnages, ce qui conduit à une respiration différente de ce film par rapport aux précédents.
J'ai lu une analyse sur le film qui expliquait que de la fiction apparaissait l'imagination. Cette imagination, centre d'opération clé pour la vie et le cinéma, permet au personnage de Laura d'avoir une vision plus large de ce qu'elle lit. Le film ne vient jamais confirmer les hypothèses qu'elle développe sur cette histoire entre cette femme et cet Italien. La seule chose qui est confirmée c'est son imagination qui est un acte de foi dans le récit. À aucun moment le film ne souhaite rejoindre la vérité et dès lors il se crée avec le public un champ magnétique où est sollicitée sa propre imagination.

Je me pose alors la question de la valeur d'un récit quand il est issu de l'imagination. Je me rappelle à cet égard que Luis Buñuel dans son autobiographie intitulée Mon dernier soupir disait qu'il racontait des anecdotes de sa vie qui se transformaient à chaque fois qu'il les racontait de nouveau. Et ainsi, les anecdotes n'avaient au final plus rien à voir avec ce qui s'était réellement passé mais Luis Buñuel défendait ses anecdotes en disant que s'il y croit, elles existaient. J'aime bien cette idée que les événements des personnages de Trenque Lauquen existent parce qu'ils y croient. Cela se répète et finit par se transmettre au public lui-même selon un phénomène de contagion, comme cela s'est passé entre Laura et Rafael. C'est comme si les personnages sortaient de la passivité de leur vie et se sentaient enfin vivant attrapés par des fictions.

C. L. : Peux-tu parler de l'usage de la voix comme outil pour faire naître le récit ? En effet c'est par elle, alors qu'il n'y a pas encore d'image, que la voix soit émise dans un échange dans un restaurant ou sur une radio, qu'apparaît la fascination pour la fiction en devenir ?

L. C. : La voix est en effet un outil d'une grande intensité dans le film. Autour du récit de la disparition de Laura, nous assistons alors au flashback d'un flashback, puisque le récit fait apparaître Laura parlant de la disparition d'une autre femme autour d'un livre. Il est ainsi question de plusieurs couches temporelles et c'est la voix qui les organise. Ce rôle de la voix est d'autant plus déterminant dans la seconde partie du film où la voix devient plus théâtrale par son monologue enregistré à la radio. En même temps, la voix sait quand elle doit se retirer et les images prennent plus de place que la voix dans des situations où je considère que la voix n'a plus de rôle à jouer. En effet, dans la dernière partie de Trenque Lauquen, si le récit était porté par la voix, il aurait fallu nommer des choses qui ne doivent pas être nommées et dont le film ne veut pas parler. Ce moment où disparaît la voix transforme le mystère en quelque chose de très ambigu. Certaines séquences ne nécessitent plus, vis-à-vis du public, une médiation, c'est pourquoi la voix doit disparaître. Dans La Mujer de los perros l'absence de voix permet de rendre possible le mystère.

Illustration 2
Trenque Lauquen de Laura Citarella © El Pampero Cine

Au moment d'écrire le scénario de Trenque Lauquen, j'avais en tête plusieurs images de livres d'auteurs naturalistes et transcendantaux, d'Emerson, Thoreau, Bolaño à l'histoire de Tom Sawyer. J'avais pour débuter mon écriture quelques idées autour de mon envie de faire jouer Laura Paredes à Trenque Lauquen autour d'un mystère provenant de la lagune. J'ai commencé à lire des livres anciens qui contenaient de nombreuses annotations et je me suis intéressée à une histoire de correspondances avec l'idée que les livres sont des objets en mouvement. J'étais aussi en même temps en train de faire un documentaire consacré à la poétesse Juana Bignozzi c'est pourquoi j'ai décidé de l'inclure dans le scénario de Trenque Lauquen. En effet, je me suis retrouvée avec des notes écrites par Juana Bignozzi. Le principe de la création artistique reprend l'idée d'un livre qui conduit à un autre qui conduit encore à un autre. De la même manière pour un film qui fait ressurgir d'autres films : Une femme disparaît (The Lady Vanishes, 1938) d'Hitchcock, L'Étrange Créature du lac noir (Creature from the Black Lagoon, 1954) de Jack Arnold. Au fur et à mesure de la construction du récit filmique, j'ai commencé à me faire une carte composée de livres. Les cartes inclues dans les livres révèlent également le pouvoir des paroles. En revanche, il faut qu'il y ait une voix pour ordonner tous les mots de ces cartes et c'est là qu'apparaît le pouvoir de la fiction.

C. L. : Comment avez-vous désiré inclure l'idée du monstre dans votre récit ?

L. C. : Ce monstre vient autant du cinéma que de la littérature et représente ce qui excède la normalité quotidienne. Dans le film, la figure du monstre se démocratise. Plutôt que montrer le monstre, j'ai trouvé plus expressif de montrer le lieu où il vit et qui démontre ainsi son existence autour de sa propre logique intrinsèque. C'est ainsi que sa réalité se construit autour d'une conviction. Comme le film joue beaucoup avec les ressources narratives des films de genre, j'ai utilisé des sons fantasmagoriques qui renvoient à d'autres réalités que ce qui est immédiatement perceptible. La clé du film se trouve dans la transmutation où une chose ou un être se transforme en un.e autre.

Illustration 3
Trenque Lauquen de Laura Citarella © El Pampero Cine

L'éloignement du récit vers un autre est l'expression de la mutation du film vers un désarmement total de ses moyens. Car le film travaille les genres contre eux, puisque le fantastique comme la science-fiction s'inscrivent ici dans une mise en scène du quotidien. C'est ainsi que l'on passe dans la seconde partie du film des questions sur le monstre à une concentration de l'attention sur la manière de vivre de trois femmes réunies sous le même toit, formant une sorte de famille différente avec une femme enceinte et un monstre à l'étage.

C. L. : Le film est aussi l'histoire de la mutation d'une femme au destin tout tracé qui vit alors un processus d'émancipation.

L. C. : Trenque Lauquen est un film mutant où les chapitres ne mettent pas en scène un genre déterminé à l'instar de La Flor. L'évolution du film agit surtout par le biais de la subjectivité de sa protagoniste. Le jeu avec les références de l'histoire du cinéma se fondent au sein de notre récit au service de celui-ci sans que ces genres prennent leur indépendance. Ainsi, les éléments de science-fiction du film ne sont jamais suffisants pour en faire un film de science-fiction, comme la trame romantique apparaît mais jamais de manière suffisante pour en faire une romance.

Il est intéressant de voir que la lecture que fait des livres le personnage de Rafael, l'époux de Laura, est une histoire d'émancipation face à une structure patriarcale dont elle est issue. Je pense que Laura est surtout en phase avec l'évolution de la pensée de l'auteure des livres et des cartes, où elle passe peu à peu du « je » au « nous » dans son expression et son affirmation au monde. C'est ainsi que Laura va ainsi vivre dans une communauté inédite, en passant du je au nous. Toute la structure de l'affirmation autocentrée de Rafael qui a prévu pour Laura tout son avenir se dilue alors dans un autre monde. Le témoignage de cette transformation ne se trouve pas dans les livres que lit Rafael mais plutôt dans ces petites notes qui passent inaperçues pour lui. L'invitation à la possibilité de se réinventer pour une femme en refusant la maternité dont il est question dans le récit est un thème particulièrement tabou encore à l'heure actuelle.

C. L. : Autour de ces histoires prises avec beaucoup de sérieux par les personnages apparaissent aussi plusieurs traits de récits ludiques assumés en tant que tel, comme si les personnages assumait le jeu enfantin à l'intérieur des expériences qui bouleversent leur vie.

L. C. : Les traits ludiques sont en effet toujours surprenants avec des personnages de quarantenaires et c'était là un grand défi du film. Avec Laura, nous étions d'accord que son personnage précédent dans Ostende ne pouvait pas être le même, puisqu'une décennie s'était passée entre les deux. Il fallait donc que les aspects ludiques apparaissent autrement à travers son personnage. Ces aspects ludiques pour moi sont étroitement liés au village lui-même qui vit au rythme de sa radio, de ses habitudes, de ses manières de générer des rumeurs où j'ai pu de mon côté jouer autant avec les genres filmiques qu'avec les habitudes locales. Ce sont aussi des jeux de références avec des éléments que la communauté de Trenque Lauquen est en train de perdre comme la radio. En effet, comme nous avons tourné sur plusieurs années, nous avons vu disparaître plusieurs éléments constitutifs de Trenque Lauquen comme la radio et les journaux ont cessé après la pandémie de s'imprimer localement. Ainsi, le film construit à la fois une fiction avec ce qui n'est plus mais documente également une réalité passée pour interroger l'identité de ce lieu. Ainsi apparaît notamment dans le film la manière typique de parler propre à Trenque Lauquen. Les traits ludiques du film sont aussi des formes de diversion non anodines où il est question de joie et de légèreté face aux drames.
Sans être un film qui rompt avec le quatrième mur, Trenque Lauquen se veut aussi démocratique et collective dans sa conception. De même, le public est ensuite invité à partager son propre imaginaire pour trouver son propre chemin. Dans la réalisation du film, avec l'équipe nous avions aussi l'obsession que le film soit un documentaire de son tournage et c'est pourquoi j'apparais enceinte, que les personnes qui vivent à Trenque Lauquen sont présentes à l'image : cela permet d'inclure le monde derrière la caméra sur lequel repose la construction du film. La seule chose que nous n'avons pas inclus, ce sont les masques de la pandémie car cela nous renvoyait à d'autres récits. En revanche, nous avons inclus dans le film un voyage familial en Italie. Tout ceci au final offre une véritable vitalité au film puisque notre vie est étroitement mêlée à celui-ci, dans une circulation constante de la vie au film et du film à la vie.

Illustration 4

Trenque Lauquen
de Laura Citarella
Fiction
4h22 (partie 1 : 2h09 et partie 2 : 2h13). Argentine, Allemagne, 2022.
Couleur
Langue originale : espagnol

Avec : Laura Paredes (Laura) Ezequiel Pierri (Ezequiel “Chicho”) Rafael Spregelburd (Rafa) Cecilia Rainero (Normita) Juliana Muras (Juliana) Elisa Carricajo (Elisa Esperanza) Verónica Llinás (Romi)
Scénario : Laura Citarella, Laura Paredes
Images : Agustín Mendilaharzu, Inés Duacastella, Yarará Rodríguez
Montage : Miguel de Zuviría, Alejo Moguillansky
Musique : Gabriel Chwojnik
Son : Marcos Canosa
Costumes : Flora Caligiuri
Production : Ingrid Pokropek, Ezequiel Pierri
Société de production : El Pampero Cine
Distributeur (France) : Capricci

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