Billet de blog 2 juillet 2025

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Cédric Lépine

Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux

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CRFIC 2025 : entretien avec Abraham Jiménez Enoa pour "Isla Familia"

"Isla Familia", le premier long métrage coréalisé par Abraham Jiménez Enoa et Claudia Calviño était en compétition long métrage de la 13e édition du Costa Rica Festival International de Cinéma du 19 au 29 juin 2025.

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Abraham Jiménez Enoa © DR

Cédric Lépine : Pensez-vous que l'expression cinématographique est capable de compléter votre travail de journalisme ?

Abraham Jiménez Enoa : Pour moi, au moment où le film commence, je ne suis pas cinéaste. Jusque-là, je ne m'intéressais au cinéma qu'en tant que consommateur. Ce film est arrivé parce que j’étais profondément déprimé. Dans notre couple, Claudia [Calviño] a trouvé avec la réalisation de ce film une façon de me toucher, alors que j’étais à un moment où je ne pouvais même pas sortir du lit. Elle a commencé à filmer notre quotidien et à trouver une certaine motivation pour que je me sente mieux : c’est ainsi qu’est née l’idée du film.

Je n’ai jamais eu de prétention de cinéaste et je ne pense pas qu’à l’avenir je continuerai à réaliser, même s'il est possible que j’écrive un scénario ou quelque chose de cet ordre. Il y a aussi beaucoup de scènes où Claudia n’est parfois pas là et je me filme moi-même avec le téléphone.

Isla familia est un film universel, une histoire d’amour, de migrants, de gens qui luttent pour rester ensemble et faire famille. Je pense que cela lui donne la possibilité de dialoguer avec des personnes qui ne sont pas de Cuba. Je pense que le film est comme une bulle qui nous a permis de rester ensemble et résister à toutes les bombes qui nous tombaient dessus. C’est une île à l’intérieur de Cuba, une île à l’extérieur de Cuba et une île entre Cuba et l’extérieur.

C. L. : Vous représentez aussi la situation que vivent d'autres journalistes à Cuba.

A. J. E. : Oui, bien sûr, je représente la génération de journalistes indépendants de ces dix dernières années : les enfants d’Internet. Internet est arrivé à Cuba en 2015. En 2018, il est arrivé sur les téléphones et cela a généré une révolution dans la citoyenneté cubaine, un boom des médias indépendants, un boom de l’activisme et mon personnage le représente un peu.

Faire entendre sa voix à l’intérieur de Cuba, c’est assumer des représailles, du harcèlement, être persécuté. C’est mon histoire mais aussi celle de beaucoup de personnes. C’est même une belle histoire, en termes de répression politique, une histoire beaucoup moins violente que ce que beaucoup d’autres ont vécu.

C. L. : Continuez-vous votre travail de journaliste en Espagne ?

A. J. E. : J’ai écrit deux livres, l’un plus journalistique que l’autre, que j’avais en fait écrit à Cuba, mais il a été publié plus tard, intitulé La Isla oculta (2023), qui raconte le Cuba underground, et l’autre, Aterrizar en el mundo (2024), qui raconte ma sortie de l’exil et comment vivre en exil. Disons que je travaille en tant que journaliste, mais dans d’autres projets plus personnels.

C. L. : Dans le monde actuel de l'instantanéité des médias et de la multiplication des fake news, pensez-vous que le temps de narration que prend le cinéma peut être une alternative et un appui au journalisme ?

A. J. E. : Le journalisme que je pratique a toujours été à long terme et chronophage, passant beaucoup de temps avec les gens pour saisir leurs témoignages dans des chroniques.

C’est ce qui m’intéresse et c’est la façon par laquelle je peux comprendre la réalité et les processus sociaux souvent complexes. Je crois qu’en passant du temps, avec modération, avec calme, en atteignant l’intimité des histoires, vous pouvez montrer aux gens la complexité des vies, et c’est beaucoup plus facile, parce que cela génère beaucoup plus d’empathie, beaucoup plus de conscience quand il s’agit de comprendre une histoire.

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Isla Familia d'Abraham Jiménez Enoa et Claudia Calviño © DR

C. L. : Comment voyez-vous ce film en tant que dialogue entre le passé de Cuba, l’avenir incarné par votre fils, et votre présent du film dans une identité à construire en tant que père ?

A. J. E. : Je pense que la plus belle chose à propos du film, c’est qu’il restera comme une sorte de cadeau pour Theo à l’avenir. Il pourra ainsi comprendre pourquoi il est né à Cuba et vit à Barcelone, un peu de l’histoire de ses parents, pourquoi nous avons pris cette décision. Nous verrons s'il sera contrarié d’avoir été filmé sans son consentement, d’avoir ainsi exposé sa vie, ses premiers pas.

Cette histoire est une sorte de road trip, et pour le comprendre, il faut être à deux endroits en même temps. Être exilé, c’est être physiquement à un endroit mais votre tête et vos sentiments sont dans un autre. et comment ce qui s’est passé à un endroit vous a conduit à un autre. Dans le film, nous avons ainsi voulu reproduire des scènes similaires du quotidien en Espagne et à Cuba, comme, par exemple, les exercices que je fais sur une grande terrasse à Cuba, et maintenant sur un petit bateau où je ne rentre même pas. Un anniversaire a lieu à Cuba et ensuite en Espagne cela se passe avec le téléphone. Cette reproduction des deux réalités en parallèle nous a semblé être une idée importante quand il s’est agi de dessiner les contours du film.

C. L. : Le scénario est en effet co-écrit avec Carlos Lechuga, cinéaste qui a aussi un parcours de vie similaire exilé en Espagne et jeune père. Comment cette co-écriture s'est faite autour de votre histoire personnelle ?

A. J. E. : Tout d’abord, Carlos Lechuga peut comprendre la plupart des sentiments que j'ai éprouvés, parce qu’il est lui aussi un migrant, un père, il vit en dehors de son pays, et deuxièmement, il est cinéaste, ce que je ne suis pas, et j’avais besoin avec Claudia de cette distance pour écrire le scénario. C’est très difficile d’être un personnage et d’écrire sur soi-même, et en plus, Carlos Lechuga est un passionné de cinéma.

En fait, à un moment j’ai dû quitter le montage, et laisser Claudia avec le monteur, parce que le processus devenait très difficile pour moi. En effet, le montage m’a fait réveiller des fantômes du passé.

Je suis actuellement en train d’écrire une fiction qui se déroule à Barcelone avec des personnages cubains et autres. Commencer une nouvelle vie, de nouvelles choses qui m’intéressent, ne signifie pas que je quitte Cuba, mais le film signifie une clôture d'un cycle avec Cuba, sur le plan professionnel et journalistique.

Quant à Claudia, elle produit maintenant trois films, l’un est déjà en post-production, une coproduction entre la République Dominicaine et l’Espagne qui n’a rien à voir avec Cuba. Elle en fait un autre entre le Maroc et la France, qui parle des saisonniers marocains exploités en Espagne.

Illustration 3

Isla Familia

d'Abraham Jiménez Enoa et Claudia Calviño
Documentaire
85 minutes. Cuba, Espagne, France, 2024.
Couleur
Langue originale : espagnol

Avec : Abraham Jiménez Enoa, Theo Jiménez Calviño, Claudia Calviño
Scénario : Abraham Jiménez Enoa, Carlos Lechuga
Images : Abraham Jiménez Enoa et Claudia Calviño (Cuba), Xuban Intxausti (Espagne)
Montage : Dami Sainz
Musique : Sergio Fernández Borrás
Designer sonore : Sergio Fernández Borrás
Direction artistique : Abraham Jiménez Enoa et Claudia Calviño
Production : Claudia Calviño
Coproduction : Samuel Chauvin, Xuban Intxausti
Société de production : Cacha Films
Sociétés de coproduction : Humanistic, Promenades Films

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