Billet de blog 3 mai 2015

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Cédric Lépine

Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux

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Carmen Castillo: «Faire un film n’est pas un acte militant»

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Carmen Castillo © Laura Morsch Kihn

Entretien avec Carmen Castillo, à propos de son film On est vivants

Alors que le film commence par sa forme tel un journal intime, la figure de Daniel Bensaïd est très présente, comme s’il était le coauteur du scénario.

Carmen Castillo : J’ai tenté d’approcher la pensée de Daniel pour structurer le film. En ce sens, il est la colonne vertébrale du film. Je crée la voix de la narratrice dont on apprend qu’elle appartient à la même génération que Daniel Bensaïd, qu’elle est une réfugiée politique chilienne au moment de sa rencontre avec lui. Le film existe à partir des moments de la vie de Daniel Bensaïd sans pour autant constituer une biographie.

En suivant le chemin de ses intérêts pour les mouvements sociaux dans le monde, votre caméra fait le portrait de l’engagement d’aujourd’hui. Pourriez-vous définir ce qu’est pour vous l’engagement ?

C. C. : C’est Daniel qui me l’a appris lorsqu’il m’a dit à plusieurs reprises qu’il s’agit d’un « pari mélancolique face à l’incertitude ». Dans la vie, dans l’Histoire, on traverse des moments difficiles. Notre lucidité, selon René Char, correspond à une blessure causée par le soleil, c’est-à-dire que l’on ne peut jamais être loin du réel. Aujourd’hui on n’est plus porté comme durant notre jeunesse par une nouvelle vision de l’Histoire où s’affirmerait un avenir radieux. L’engagement est comme pour l’amour un pari vers l’incertain. C’est au cours de nos rencontres et à travers la lecture de ses livres que j’ai compris que nous avions une place à occuper, nous les anciens, et surtout ceux qui disent « non ! », ceux qui s’indignent et s’engagent. L’engagement n’est pas seulement une première émotion mais un pas intime, une décision personnelle d’aller vers l’action, d’aller vers quelque chose avec d’autres. C’est simple à dire mais très difficile à faire. En revanche, l’engagement est partout.

Les mouvements engagés que vous rencontrez à travers le monde se caractérisent par des projets concrets d’accès à la terre, de lutte contre la privatisation de l’eau, l’accès au logement, etc. Cette forme d’engagement se distingue de celle de la génération précédente où on luttait au sein d’un parti politique dans l’espoir de changer l’Histoire d’un pays.

C. C. : C’est juste mais en bon Marxiste nous avons toujours en nous une visée stratégique. À la base, on trouve tous les courants libertaires et les questions du pouvoir et de l’État traversent nos discussions. En revanche, ce n’est pas là l’urgence du jour. Dans l’édition à venir du DVD d'On est vivants j’ai mis en bonus des passages où j’avais voulu aller plus loin sur les outils à créer pour lutter. L’outil, l’organisation et la longue durée sont essentiels. J’ai eu la surprise, l’étonnement et l’éblouissement de rencontrer dans le mouvement des sans-terre une organisation politique. Ce sont toujours des collectifs inscrits au plus près des territoires, des souffrances et des cris de révolte de ceux qui subissent l’oppression et l’exploitation. S’ils ne désignent par leur organisation comme un « parti politique », ils sont plus d’un million de militants partout dans les campagnes, les villes, les écoles, les négociations. Ils constituent un acteur politique majeur, surtout en ce moment de crises.

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© Happiness Distribution

Les mouvements dont il est question dans On est vivants défendent des moyens élémentaires permettant la vie : la terre, l’eau, le logement, etc.

C. C. : J’ai régulièrement retrouvé cette parole zapatiste : « nous sommes des combattants de la vie pour la vie et un combattant mort est inutile. » Il y a dans toutes ces luttes réellement radicales qui se confrontent au capitalisme, au profit et à la marchandisation du monde un cri de vie. Le titre, alors que je craignais qu’il fasse référence à notre génération, ce sont toutes les personnes que j’ai rencontrées qui l’affirment. Comme disait Maspero, on est vivants, on est humains lorsque l’on est capable de rêver, que l’on est capable de partager les rêves de celui à nos côtés qui est différent. Il y a dans toutes ces luttes une expérience que Daniel nommait une « passion joyeuse », qui consiste à vivre au-delà de nos petites misères. Le DAL (Droit au logement) en France est une expérience extraordinaire puisqu’il oblige les personnes à venir les rejoindre lorsqu’ils sont trois. À partir de là on lutte effectivement et on obtient à la fois des victoires nationales ainsi que dans la vie des gens avec l’accès aux logements. Il y a eu une réflexion que nous avions beaucoup partagé autour de 1995 avec le cri zapatiste qui a cristallisé de nombreuses luttes des « sans ». En effet, il y avait à travers le monde des sans papiers, des sans travail, des sans logement, des sans terre. Ce sujet révolutionnaire puissant nous a obligé à penser l’instrument politique d’une manière autrement radicale que lorsque l’on pensait que l’on avait une société à l’horizon socialiste, démocratique, parfaite.

Le grand ennemi d’une société engagée semble être le néolibéralisme qui propose un confort de vie individualiste où l’identité de chacun dans l’espace social est dévolu à la seule consommation.

C. C. : Le grand ennemi, j’ai beaucoup cherché à le définir : c’est ce système planétaire. À cet égard, j’ai fait appel à un texte extraordinaire de John Berger, écrivain, penseur et critique d’art anglais et qui fut un grand ami de Daniel, issu d’un essai intitulé Dans l’entre-temps, réflexion sur le fascisme économique. Il y explique que « nous habitons tous une prison » avec la pire des utopies aurait dit Maspero, qui est celle du marché libéral qui ne semble pas avoir de fin. Si le marché est issu du fonctionnement normal de l’être humain, il n’en est pas de même de la marchandisation qui implique de la soumission. Ceux qui pensent mener une vie confortable parce qu’ils consomment mènent une vie très triste. À cet égard, le Chili est l’exemple parfait de l’ultralibéralisme. Même s’il y a eu une cassure en 2011 avec la demande d’éducation gratuite et publique qui a conduit à la demande de nationalisation des ressources naturelles, tout au Chili est privé : la mer, les lacs, l’eau, la terre, le sous-sol, etc. Comment dès lors vit la population ? 85% des habitants de Santiago sont endettés : ils ne peuvent pas vivre de leur salaire. C’est une prison atroce. Les démunis nous montre une réalité où la souffrance a atteint tout le monde, sauf le 1%. Mais ce 1%, comme le dit Mohamed dans les quartiers Nord de Marseille, il se peut qu’il n’ait pas d’enfant compte tenu des destructions opérées sur la planète sans songer à l’avenir de leurs propres enfants.

Il faut commencer par changer notre langue et dans ce sens où il faut réhabiliter des mots, comme le disait Daniel, mais aussi inventer notre langage. Lorsque l’on s’approche des collectifs dans les quartiers Nord de Marseille on ne peut qu’être vivement étonné de la pensée poétique qui fait face à cette situation d’horreur. Ce besoin de poétiser et de recréer un imaginaire est manifeste en Bolivie où les mouvements étaient ancrés dans les racines de leur histoire parce qu’ils avaient bâti un « horizon de sens ». C’est là une autre manière de parler d’un rêve.

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© Happiness Distribution

Un moment fort du film qui résume bien l’espoir que l’on peut avoir dans les mouvements sociaux aujourd’hui se manifeste à travers l’idée que ce qui est légal n’est pas nécessairement légitime.

C. C. : Cette idée est exprimée par Annie du DAL qui explique qu’elle fait de la politique parce que depuis vingt ans le DAL a fait en sorte que l’opinion française comprenne que c’est illégal d’occuper des logements vacants mais assurément légitime. En effet, la propriété privée ne pouvait se placer au-dessus du droit humain de disposer d’un logement. Cette idée traverse tout le film et ainsi la lutte pour l’eau en Bolivie s’oppose à la légalité de la privatisation au nom de la légitimité de disposer de ce bien collectif suprême qu’est l’eau. Quand on voit ce qui se passe actuellement pour les migrants, si l’on reste dans le cadre légal, le crime se perpétuera.

Quel est votre foi dans le cinéma dans sa capacité à changer la société, à créer un débat citoyen, à donner accès à une pensée ?

C. C. : Je dis toujours que faire un film n’est pas un acte militant : lorsque je mets la casquette de cinéaste, j’enlève celle de militante. Le film se construit sur de l’émotion et mon choix n’est pas anodin de donner à entendre dans une salle de cinéma la beauté des anonymes en lutte. Durant ces projections j’ai été heureuse de voir l’émotion que générait le film. Après un silence la parole venait du public sans aucune haine. Un public jeune avait ainsi l’occasion de dialoguer avec un public plus âgé. Je fais du cinéma parce que ce n’est finalement qu’une aventure collective. J’adore faire du cinéma puisque c’est une équipe qui travaille ensemble, à la différence de l’écriture solitaire. Il est vrai que je suis venue au cinéma par raconter des histoires surtout à partir de mon expérience après le Chili. C’était donc une expérience de transmission et de lutte contre l’oubli et l’effacement de la mémoire des vaincus. Aujourd’hui, je suis heureuse de faire du cinéma pour toucher des personnes qui nous dise que c’est possible aujourd’hui, comme disait Daniel, de faire l’Histoire.

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