Billet de blog 3 juin 2024

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Cédric Lépine

Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux

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Rencontre avec Tatiana Huezo à propos de son film "El Eco"

La cinéaste Tatiana Huezo était l'invitée de la 13e édition du Festival de l'Histoire de l'Art de Fontainebleau qui s'est déroulée du 31 mai au 2 juin 2024 afin de présenter son dernier film en date "El Eco" à la suite duquel cette rencontre dont la retranscription suit a été réalisée.

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Tatiana Huezo © Francisco Muñoz

Cédric Lépine : Peut-on définir ton exigence en que cinéaste de documentaires fondée sur la défense du réel comme source à part entière de récits ?

Tatiana Huezo : Mon travail est un long chemin d'apprentissage où les histoires de chacun et chacune ont effectivement le pouvoir de créer un récit. J'ai malgré tout été confrontée à de nombreuses incertitudes tout au long du tournage durant un an et demi. Je me suis souvent demandée si la vie quotidienne était suffisamment puissante pour faire un film d'où émerge un récit. La réponse est affirmative : à partir des choses que l'on peut considérer comme triviales voire insignifiantes, un film peut se créer. Ce qui est pour moi le plus fascinant dans le cinéma documentaire, c'est le fait de pouvoir vraiment entrer dans la vie des personnes et comprendre leur monde à travers leurs rêves et leurs cauchemars. Cela prend effectivement du temps et pour ce film j'ai eu la chance de fréquenter la communauté d'El Eco durant quatre ans, ce qui m'a permis de comprendre la vie des personnes avec lesquelles je vivais et que nous filmions.


Marion Gautreau : Dans le cadre de la programmation de ce film dans un festival d'histoire de l'art, la dimension artistique du film documentaire mérite d'être questionnée. Alors qu'une grande attention est notamment apportée aux liens dans la construction sonore et visuelle du film, comment cette relation a été pensée ?

Tatiana Huezo : J'ai été formée à la photographie dans une école de cinéma et j'ai été séduite par le pouvoir d'évocation émotionnelle des images. J'aime beaucoup les histoires aussi. J'ai suivi les cours du professeur polonais Janusz Polom alors que le cinéma polonais a offert parmi les plus belles images du cinéma même si la lumière n'est pas la même que celle au Mexique. Ce professeur nous a appris que le plus important n'était pas la technique des appareils que nous utilisions, mais qu'il s'agissait davantage pour nous d'apprendre à regarder depuis un autre point de vue incluant les émotions. Je n'ai pas réussi à être cheffe opératrice dans le cinéma car lorsque j'ai commencé il n'y avait qu'une seule femme à exercer ce métier : j'ai fini alors par devenir réalisatrice. Mes films naissent à partir de l'image. Le son est extrêmement important puisqu'il permet, d'un point de vue sensoriel, de générer un véritable voyage à travers les films. Je pense que dans une autre vie j'ai été preneuse de son puisqu'il me stimule énormément dans ma mise en scène. Dans El Eco il était pour moi fondamental de recréer ces sons de la forêt et notamment des immenses pins que l'on entend bouger et craquer tout au long du film. C'est un long travail que j'ai réalisé avec l'extraordinaire Lena Esquenazi qui est responsable du design sonore du film. Le son offre une véritable pénétration à travers les sens. Cela permet donc de construire un voyage plus émotionnel du film. J'ai toujours considéré le cinéma documentaire comme une expérience sensorielle qui nous permettait de faire un voyage vers l'autre, vers un autre univers.

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El Eco de Tatiana Huezo © Radiola Films

Cédric Lépine : Peux-tu également parler de ta collaboration avec Ernesto Pardo avec lequel tu travailles depuis tes premiers films ainsi que les compositions musicales expérimentales fascinantes de Leonardo Heiblum et Jacobo Lieberman ?

Tatiana Huezo : Cela fait vingt ans que je travaille avec Ernesto Pardo. Je l'apprécie d'autant plus qu'il s'implique énormément dès le départ en m'accompagnant très amont du tournage pour découvrir les lieux. Il s'implique aussi émotionnellement dans les films, même dans les réalisations précédentes qui étaient beaucoup plus durs sur des thématiques actuelles au Mexique avec des témoignages de personnes : il était alors présent lors de ces premières rencontres et c'était là aussi essentiel. Durant la période de préparation du tournage qui a duré plusieurs mois, nous nous sommes dits qu'il fallait essayer de raconter le village en donnant la sensation que les habitants étaient soit les derniers, soit les premiers habitants sur terre dans cette communauté. En effet, nous avions toujours la sensation que la temporalité de ce lieu était figée. Nous avons donc pris la décision de ne jamais montrer ce qui se déroule au-delà des limites du village pour donner cette sensation qu'il n'y avait rien au-delà de l'horizon. Quant aux animaux, ils sont omniprésents dans la vie des habitants du village parce que leur vie dépend de l'agriculture et de ceux-ci : nous avons donc décidé de les humaniser en les filmant de très près jusqu'à saisir leur regard. C'est absolument délicieux de pouvoir prendre ce genre de décisions ensemble. Nous voulions faire d'El Eco quelque chose de vivant qui se transforme au cours du temps, au fil de l'évolution des saisons et des paysages. Quant aux compositeurs, je travaille depuis longtemps avec eux. Ils sont très réputés au Mexique et prennent très au sérieux mon travail en tant que documentariste. Ainsi, ils sont prêts si besoin à faire jusqu'à dix versions musicales d'une même séquence pour obtenir ma pleine satisfaction. Comme nous avons une relation proche, je peux leur dire que leur morceau ne me convient pas et reprendre. Depuis vingt ans que je les connais, j'ai appris à connaître leur musique et leur méthode de travail ce qui rend d'autant plus aisé notre communication.

Marion Gautreau : Après tes films qui traitaient de la violence endémique dans le Mexique contemporain, El Eco peut se révéler plus apaisé et différent même si le fil conducteur des femmes comme protagonistes se poursuit. Pourquoi ce changement ?

Tatiana Huezo : J'avais effectivement besoin d'une pause thématique avec ce film. En outre, je suis moi-même mère et j'avais besoin de travailler sur ce que signifie grandir. J'avais envie d'enregistrer cette énergie que l'on ne trouve que durant l'enfance. L'espace rural s'est imposé de prime abord puisque dans ce cadre les enfants sont obligés de grandir plus vite avec les responsabilités qui leurs sont confiées très tôt. Je me suis alors approchée des écoles et j'ai été aidé par l'organisme CONAFE (Consejo Nacional de Fomento Educativo) qui s'occupe des écoles rurales dans les milieux les plus reculés. C'est ainsi qu'au fil de ces écoles que j'ai rencontrées est arrivée la communauté d'El Eco. Je m'intéressais plus particulièrement à la construction de l'identité féminine au plus proche de la réalité avec les complexités et les contradictions qui les traversent, ce qui constitue une recherche constante dans mes films. La communauté est très conservatrice et les enfants y sont éduqués selon un rôle précis en fonction de leur genre. Andrea, la mère de Luz María, est l'une des premières personnes que j'ai rencontrées et qui m'a ouvert la porte de sa maison. Je lui ai demandé pourquoi elle n'a que deux enfants contrairement aux autres femmes autour d'elle. Elle m'a expliqué qu'elle avait décidé de ne pas avoir d'autres enfants et qu'elle avait posé un stérilet pour ne pas en avoir d'autres alors que la vie était très dure. Les moyens de contraception ne sont pas très répandus dans les communautés rurales, ce qui fait d'elle un personnage unique. Montse est un personnage très important pour moi. Elle était la seule jeune fille de toute la communauté à monter à cheval et s'entraînait en cachette. Ce sont vraiment des personnages que je choisis de montrer avec lesquels il était fascinant de travailler. Ces deux femmes cherchent notamment à trouver ainsi leur place dans la communauté.


Cédric Lépine : Peut-on voir dans la description de cette communauté d'El Eco un portrait plus large du Mexique où la place est en train de changer avec notamment l'arrivée pour la première fois en ce jour d'une femme à la présidence ?

Tatiana Huezo : Quelque chose est en effet en train de changer et dans une communauté aussi conservatrice qu'El Eco nous pouvons voir ce besoin des femmes de partir pour changer leur vie et de nouveaux moyens de subsistance. Cela a à voir avec un autre type de violence qu'est la violence économique dans le monde rural qui est étouffé économiquement parlant. Je crois que les paysans sont les derniers gardiens d'une nature particulièrement malmenée et les femmes paysannes jouent un rôle majeur en ce sens. L'un des défis du film consistait à ne rien expliquer car je n'aime pas les films qui ont besoin d'expliquer les choses. J'avais besoin néanmoins que l'on comprenne l'impact des changements climatiques sur la vie quotidienne des populations rurales puisqu'elles en sont les premières victimes. Ainsi, on voit tout au long du film comment elles sont affectées aussi bien par les grandes pluies que la sécheresse ou encore les gelées qui ne permettent pas à ce qui a été semé de germer. C'est assez subtil dans le film mais je souhaitais que cela soit présent.



Question du public : Si le film a déjà été montré aux membres de la communauté, quelles ont été les réactions ?

Tatiana Huezo : Le film sortira au Mexique à partir du mois de septembre 2024 et ainsi la communauté dans son ensemble va pouvoir le découvrir. Un certain nombre des protagonistes a d'ores et déjà pu voir le film lors de sa première présentation au Mexique au festival de Morelia en octobre 2023. C'était un moment très émouvant et c'était intéressant pour moi de les entendre me dire qu'ils n'avaient jamais vu de manière aussi belle leurs propres paysages et maisons. Zarahi, la petite fille qui joue la maîtresse, m'a dit qu'elle comprenait que c'était important pour tout le monde de voir ce film mais pour elle, l'unique raison de découvrir ce film, c'était de revoir sa grand-mère décédée depuis.


Question du public : J'ai beaucoup été impressionnée dans le film par le travail avec les enfants qui expriment des choses différentes dans leurs choix de vie, entre ceux qui restent auprès de leurs parents pour les aider au travail des champs et ceux qui partent. De même, une mère peut inviter sa fille à suivre son propre chemin alors qu'une autre préfère garder ses enfants auprès d'elle. Parfois certains enfants restent auprès de leurs parents pour ne pas trahir leur choix de vie alors que les communautés s'amenuisent car les gens partent. Que pensez-vous de cette problématique sociale ?

Tatiana Huezo : La migration a ici moins à voir avec les conflits internes familiaux qu'elle répond à une nécessité de survie. En effet, il n'y a pas de travail et la population vit vraiment de ce qu'elle mange et s'il y a une sécheresse et que la récolte est perdue, alors il n'y a plus rien à manger. Les hommes quittent régulièrement le village pour travailler à l'extérieur comme maçon ou ouvrier et apporter de l'argent. Ce qui m'a beaucoup frappé, c'est que du côté des femmes qui font face aux difficultés de la vie quotidienne, elles ont vraiment une conscience très aiguë de la nécessité de l'éducation pour leurs filles. La mère de Montse était souvent en conflit avec sa fille d'autant que celle-ci vivait pleinement son adolescence mais lorsqu'elle lui interdit de participer à la course de chevaux, c'est que Montse avait déjà fait une chute qui avait risqué de lui briser la colonne vertébrale. Ces communautés villageoises sont en train de disparaître et elles évoluent beaucoup avec l'arrivée des technologies des téléphones portables. Une des raisons pour lesquelles j'ai choisi El Eco, c'est parce qu'il n'y avait presque pas de téléphones portables et qu'Internet n'arrivait pas jusque-là. Cela me permettait ainsi d'offrir une autre image de ce que pouvaient être les activités des enfants en dehors du téléphone alors que les enfants continuent à rester aux côtés de leurs parents pour les travaux agricoles.

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El Eco de Tatiana Huezo © Radiola Films

Question du public : Je vous suis très reconnaissante de m'avoir permis de voir un film aussi extraordinaire dans sa forme que dans son fond. J'ai tellement de questions mais je ne vais en choisir que deux. Est-ce que vous avez travaillé avec une seule caméra et comment avez-vous réalisé ces champs-contre-champs ? L'autre question : alors que vous avez passé quatre ans dans ce village, à partir de quand avez-vous décidé de commencer à tourner et de terminer ?

Tatiana Huezo : Il n'y avait qu'une seule caméra et c'était très difficile car l'un des défis que nous nous étions donné consistait à raconter cette histoire à travers les codes de la fiction. Je ne souhaitais pas d'entretiens parce que dans mes films précédents j'ai beaucoup travaillé avec la parole. Je ne voulais pas non plus qu'il y ait d'explication et nous avons décidé de faire un film autour de l'idée de la conversation. Ainsi, avec le chef opérateur nous devions nous déplacer très rapidement lorsqu'il y avait des conversations entre plusieurs personnes. Nous devions toujours nous demander là où la caméra devait filmer, entre la personne qui parle et celle qui écoute. C'est un film dont la narration est vraiment née au montage, révélant ainsi les codes de la fiction. Au fil des années, j'ai vu les enfants grandir et j'avais peur de perdre leur spontanéité mais au final, chaque âge est intéressant. En vérité, j'ai commencé à filmer à partir du moment où j'ai trouvé le financement pour réaliser le film. J'ai filmé durant un an et demi et la seule structure que j'avais au moment de commencer le tournage, c'était le respect du cycle des saisons. J'ai commencé à filmer au moment des pluies et je souhaitais terminer avec la sécheresse qui est un moment critique pour la communauté. J'ai malgré tout attendu encore un peu pour pouvoir filmer la tempête et ainsi le retour de la pluie. Au début, je voulais commencer avec la sécheresse mais cela nous obligeait à terminer avec la pluie et cela aurait donné une fin un peu trop splendide et positive. C'est pourquoi nous avons décidé de monter le film dans l'autre sens en commençant par la pluie et en finissant avec la sécheresse parce que je souhaitais montrer la force de ces enfants qui allaient s'en sortir quoi qu'il arrive et quoi qu'il se passe. Le film a été ainsi monté chronologiquement.


Question du public : Le film est très impressionnant pour ce travail avec les enfants avec des plans très rapprochés.

Tatiana Huezo : En effet, la clé de la mise en scène c'est la caméra qui constituait un personnage à part entière sur le tournage. Si au départ les enfants ne savaient pas comment s'y prendre avec la caméra, ils se sont très vite sentis à l'aise et ils ont réellement fait l'apprentissage de ce tournage. Ils demandaient à Ernesto Pardo quelle serait leur place dans le cadre, s'ils allaient sortir du champ, etc. Ils remplaçaient eux-mêmes les piles de leur micro. Ils ont ainsi vraiment appris à exister avec cette caméra.

Traduction de l'espagnol au français de Marion Gautreau

El Eco
de Tatiana Huezo
Documentaire
102 minutes. Mexique, Allemagne, 2023.
Couleur
Langue originale : espagnol

Scénario : Tatiana Huezo
Images : Ernesto Pardo
Montage : Lucrecia Gutiérrez (AMEE), Tatiana Huezo
Musique : Leonardo Heiblum, Jacobo Lieberman
Son : Martin de Torcy
Design sonore : Lena Esquenazi
Sociétés de production : The Match Factory Productions, Zweites Deutsches Fernsehen (ZDF), ARTE Deutschland, Radiola Films
Production : Tatiana Huezo, Dalia Reyes
Coproduction : Viola Fügen, Michael Weber, Doris Hepp
Productrice exécutive : Maya Scherr-Willson

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