Billet de blog 3 août 2016

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Cédric Lépine

Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux

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Entretien avec Santiago Mitre, pour son film “Paulina”

« Paulina » de Santiago Mitre était en compétition officielle à la Semaine de la Critique de Cannes en 2015 où il reçut le Grand Prix. Le film est depuis sorti dans les salles françaises depuis le 16 avril 2016 et son édition DVD est prévue pour le 4 octobre 2016 chez Ad Vitam.

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Illustration 1
Santiago Mitre © DR

Cédric Lépine : Le personnage éponyme par ses prises de position vient questionner la place des femmes dans l'espace politique.
Santiago Mitre : Je souhaitais travailler autour d'un personnage féminin fort ayant ses idées propres, avec un regard sur le monde issu d'une famille politisée. Paulina a besoin de sortir des institutions : alors que sa carrière d'avocate débute, elle a besoin de travailler dans un contexte d'intervention directe avec la réalité sociale. Il était intéressant de mettre en jeu les questions qui habitent le personnage. Elle a une formation politique et une foi dans l'implication sociale très fortes. À partir d'un acte de violence qu'elle subit, elle est contrainte de restructurer son mode de pensée. Paulina cherche quelque chose qui, comme moi, lui échappe. Elle sent que cette quête est légitime et se pose des questions au sujet de la justice,de la violence et au rôle d'une femme dans ces circonstances, auxquelles, ni elle, ni le film, ni personne ne peut répondre.

C. L. : Ce personnage de femme qui expérimente sa place de femme dans la société, reflète ta propre position de cinéaste interrogeant à l'intérieur du film la place des femmes sur la scène politique argentine.
S. M. :
Le film me permettait en effet de traiter des problèmes contemporains en ce qui concerne la politique, la justice, le rôle de la femme au sein de la société. Il est aussi plus explicitement question des violences faites aux femmes, qu'il s'agisse dans le film de l'agression, de la pression paternelle au départ, etc. Le film en tant que tel est un questionnement. Il pose un territoire où se reflètent des problèmes pour commencer à réfléchir sur ces questions. Je préfère davantage un cinéma qui interpelle le spectateur que le cinéma qui lui dicte ce qu'il doit faire et penser. Le film peut apparaître comme contenant un message mais en fait non, d'aucune manière. Le film met le spectateur dans une position incommode qui le conduit à se confronter à ses préjugés et à ses valeurs morales

C. L. : Ta caméra est très attentive à la représentation du pouvoir, qu'il s'agisse de Paulina face à son père dans le plan-séquence qui ouvre le film, Paulina face à une classe de jeunes qui utilisent une autre langue pour conserver leur pouvoir et tous les efforts de Paulina pour faire face à l'expression du pouvoir à son encontre.
S. M. :
C'est là un des thèmes qui traverse tout le film. Ainsi, dans la première séquence, le père est hors-champ et il n'est pas seulement un père mais aussi un juge, ce qui témoigne de son implication politique. Il joue ainsi dans le film le double rôle de père de Paulina et de représentant des institutions. Il s'exprime comme s'il établissait comment les choses doivent être. Je pense que Paulina cherche à briser de nombreuses choses de diverses manières.
Dans la séquence de classe, en dehors du fait que Paulina soit issue de la classe moyenne et qu'elle se confronte à des élèves de classes sociales plus modestes, les garçons ont leur manière à eux d'exercer leur propre pouvoir : que ce soit dans leur façon de l'éviter, ou encore en utilisant une langue, le guarani, presque éteinte mais qui est encore pratiquée à la frontière entre l'Argentine et l'Uruguay. Je pense que nous sommes en train de vivre une période de transition où le rôle du pouvoir et des institutions n'est pas capable de répondre à diverses problématiques. Je pense que le film reflète tout cela à l'instar du combat de Paulina pour se réapproprier sa vie à sa propre manière. En cela, les décisions de Paulina sont des défis lancés au spectateur.

Illustration 2
"Paulina" de Santiago Mitre © DR

C. L. : Tes personnages se retrouvent souvent dans la confrontation pour défendre leur identité à travers leurs points de vue. La confrontation est-elle pour toi l'incontournable expression de soi ?
S. M. :
Le père et la fille s'affrontent vivement par la parole mais on voit au fond qu'ils s'aiment et s'admirent l'un et l'autre. Il m'importait de montrer l'amour qu'il y a entre eux : dès lors, leur vive confrontation n'est qu'une manière qu'ils ont mise en place pour s'exprimer.
Je pense que ce film est bien plus universel que le précédent, El Estudiante, même s'il l'est, à sa manière. Je pense que la société n'est pas très claire et qu'elle nécessite donc d'être repensée. On ne peut pas juste voir le film sans être incité à repenser la société et ses problèmes contemporains qui n'ont pas rencontré leur résolution.

C. L. : Paulina est coproduit par Lita Stantic qui a soutenu depuis ses débuts l'émergence du nouveau cinéma argentin. En outre, Paulina est l'adaptation libre d'un film argentin plus ancien : comment ton film s'inscrit selon toi dans l'histoire du cinéma argentin ?
S. M. :
Nous avons été très fiers que Lita Stantic produise le film pour tout ce qu'elle représente pour le cinéma argentin. C'est une productrice avec une conception politique au sens plus large du terme : non seulement littéral mais encore au sens esthétique. Elle a permis l'émergence du nouveau cinéma argentin qu'il s'agisse de Pablo Trapero, Adrián Caetano, Lucrecia Martel... Être produit par elle est donc un grand soutien. Je me sens héritier de cette tradition du nouveau cinéma argentin. J'ai commencé à étudier le cinéma au moment où ont émergé Lisandro Alonso, Lucrecia Martel, Pablo Trapero, Adrián Caetano, Albertina Carri, etc. Lorsque j'ai eu l'opportunité de réaliser un remake du film La Patota de Daniel Tinayre, c'était dans la suite de ces cinéastes dont je me revendique. J'ai la chance de vivre dans un pays qui dispose d'une tradition cinématographique très forte. Paulina est une adaptation assez libre de ce film de Daniel Tinayre où j'ai actualisé les problèmes traités mais en conservant plusieurs aspects.

C. L. : Dans tes films comme les scénarios que tu as écrits pour Pablo Trapero, tu donnes beaucoup d'importance aux acteurs : peux-tu parler de ton travail avec eux ?
S. M. :
Il s'agit de mon deuxième film et je découvre peu à peu mes propres méthodes de travail. Je me rends compte que le travail avec les acteurs est un véritable plaisir. J'ai besoin de travailler sur des personnages complexes et des acteurs capables d'assumer cette complexité et ensuite d'assumer la réaction du film sur leur propre corps. En guise de présentation du film, j'ai dit que « Dolores Fonzi [qui interprète Paulina] est le film » parce que le travail qu'elle a réalisé pour s'approprier le personnage est fondamental. C'est pour moi l'un des points importants lorsque je filme : développer un personnage complexe et choisir le bon acteur capable d'interpréter cette complexité. Esteban Lamothe dans El Estudiante fut ainsi pour moi un grand allié en termes narratifs : nous avons échangé des plaisanteries mais aussi diverses propositions. Ce fut un travail commun à tel point que je sens que le film appartient autant à moi qu'à lui.

C. L. : Le choix du casting est d'autant plus important que ce sont aussi les acteurs qui font le film ?
S. M. :
Tout à fait d'accord. Le choix des bons acteurs et d'une équipe avec laquelle je me sens très proche est l'une de mes obsessions quand j'ai le projet d'un film. Il y a en effet des moments où j'ai besoin de pouvoir me sentir vulnérable face aux acteurs qui doivent alors être à ce moment autonome. En ce sens, il s'agit vraiment d'un travail collectif.

Paulina
de Santiago Mitre

avec : Dolores Fonzi, Oscar Martinez, Esteban Lamothe, Cristian Salguero
scénario : Santiago Mitre, Mariano Llinas
image : Gustavo Biazzi
son : Santiago Fumaga
montage : Delfina Castagnino, Leandro Aste, Joana Collier
musique : Nicolás Varchausky
producteurs : Agustina Llambi Campbell, Fernando Brom, Santiago Mitre, Lita Stantic, Didar Domehri, Laurent Baudens, Gaël Nouaille, Walter Salles, Ignacio Viale
distribution : Ad Vitam
vente internationale : Versatile

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