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Cédric Lépine : Dans cette expérience en immersion avec ces jeunes soldats, sans entretiens, quelle a été votre position ?
Paolo Tizón : Je pense que mon choix de mise en scène est une forme d'apprentissage qui s'acquiert à travers le corps. La connaissance ne passe pas seulement à travers l'information, les mots, les souvenirs ou les témoignages. Mon propre corps absorbe les sensations et les émotions générées dans cet environnement parfois assez violent. Pour filmer, nous avons déménagé avec l'équipe à la caserne et nous sommes allés vivre là-bas avec eux. Nous dormions à deux mètres d'eux et nous essayions de suivre leur routine.
Ainsi, mon corps et celui de l'équipe sont influencés par l'énergie qui s'y dégage. Celle-ci peut être très violente mais peut aussi avoir des moments de lumière, de tendresse, de vulnérabilité. C'était donc important pour moi.
La formation dure dix mois. Nous avons passé deux mois avec eux, mais répartis sur dix mois. Après cette expérience, on en ressort comme si une vague de mer nous avait renversés. Ce sont avec ces sensations que l'on crée le film. Il était donc important pour moi d'être au milieu des odeurs, des sons, des sensations et de faire le film à partir de cette expérience.
Je pense que le film met au centre l'idée ou le concept du corps. Leur corps, mais aussi mon corps, car je suis derrière la caméra. Et puis il y a le corps du public : c'est dans ce triangle que le film devient immersif et fait ressentir les choses à travers le corps, plus que dans l'esprit.
C. L. : Ainsi, vous écrivez leur histoire corporelle. Est-ce ainsi une manière de présenter leur réalité sans la transformer ?
P. T. : Le film suit cette transformation des corps selon deux registres. Le registre le plus discipliné, c'est quand ils sont sous la surveillance de leurs supérieurs, où ils se comportent selon une certaine verticalité dans leurs corps. Alors que lorsqu'ils ne sont pas surveillés, il y a un autre traitement, peut-être plus affectueux et affectif des corps.
C. L. : C'est un film tourné au présent : il n'y a pas beaucoup d'histoires du passé ou de rêves du futur, il y a peut-être des allusions, mais c'est surtout une réalité des individus saisis dans le présent.
P. T. : Les transformations du corps vont aussi vers l'anonymat, en effaçant leur subjectivité en coupant leurs cheveux, en portant tous le même uniforme. Tout se passe comme si la caméra et les personnes faisaient partie du même monde.
C. L. : Est-ce que le fait d'avoir de la famille dans l'armée a favorisé votre place pour filmer ?
P. T. : Oui, ces institutions traversent mon histoire familiale et personnelle avant même ma naissance. C'est donc un sujet qui m'a toujours préoccupé et que j'ai toujours voulu développer. Puis j'ai découvert le cinéma et c'est là que cet intérêt est né. Nous avons obtenu cet accès privilégié après de nombreuses démarches administratives et de longues discussions.
Cela a été assez difficile et nous avons également eu beaucoup de restrictions pour filmer. Cependant, nous avons essayé de faire le film le plus libre et le plus honnête possible, dans la limite de ce que nous pouvions filmer et montrer. Je pense donc que cette relation familiale a certainement aidé, mais ce n'était pas suffisant.

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C. L. : Cette histoire familiale, pourrait également être interprétée comme une tentative de découvrir cette autre vie que vous n'avez pas choisie.
P. T. : Oui, je pense que si les conditions économiques, matérielles, auraient été différentes dans ma vie, j'aurais peut-être aussi été confronté à la possibilité d'exercer ce travail. En les voyant, jeunes, parce que j'ai tourné le film quand j'avais 25 ans, et qu'ils avaient 21, 20 ans, nous avions donc un âge proche. C'était pour moi un exercice d'imagination, de ce qu'aurait été ma vie si j'avais pu être là, combien de temps cela aurait duré. Peut-être que je n'aurais pas réussi mais c'est un exercice de spéculation, où je me projette en eux. Comme cette histoire familiale concerne mon père, c'est aussi un exercice de projection où je vois mon père à leur âge, où je pense à ce qu'il a dû choisir, à ce qu'il a dû vivre, à ce qui lui passait par la tête lorsqu'il a pris ces décisions.
C. L. : Le cinéma est ainsi un exercice de projection dans des personnages où il est également très important de présenter également la vulnérabilité de ces hommes, qui semblent comme des enfants, attendant des ordres qu'ils appliqueront peut-être aveuglément comme dans le pire des cas sous la présidence péruvienne de Fujimori.
P. T. : Le film omet cette relation entre les forces armées et la société, et se concentre sur la dynamique interne de la caserne. Ce fut un choix difficile mais qui a aussi des conséquences, car le public n'a pas d'informations sur les applications de l'armée. Dans le contexte contemporain, je reçois souvent des commentaires de personnes qui aimeraient en savoir plus à ce sujet. Cependant, si je devais citer les actions de l'armée aujourd'hui au Pérou, je dirais que le plus important est peut-être qu'elle est le bras armé qui défend le capital, également l'État, et qui sert de force répressive contre les manifestations et les protestations citoyennes. Un exemple clair a été en 2022, où l'armée a tué une cinquantaine de personnes lors de manifestations.
Il s'agit donc de la défense du statu quo lié à la défense des intérêts des grands capitaux. Une autre application de l'armée, également très controversée et discutable, est la lutte contre le trafic de drogue, une politique américaine importée en Amérique latine, née sous Nixon, qui a développé un espace de violence et de mort. Cette politique punitive contre la drogue a créé un marché noir où des vies sont sauvagement échangées contre de l'argent.
Je pense que c'est une sorte de paradis néolibéral libertaire, où il n'y a pas d'État et où tout est régulé par l'offre et la demande. Les forces armées jouent un rôle assez complexe dans le trafic de drogue, non seulement en prenant possession de la drogue mais aussi en raison de la corruption qui règne. Il y a un intérêt à maintenir ce trafic de drogue, car il génère beaucoup de revenus pour les États-Unis.
De temps en temps, les forces armées font des saisies, trouvent de la cocaïne et passent à la télévision, mais ce n'est pas quelque chose qu'elles ont intérêt à faire cesser. Bon, rien de tout cela n'est dans le film, mais c'est le contexte dans lequel il s'inscrit.
C. L. : Comment interprétez-vous le titre du film ? Parce que la nuit est tombée, nous avons pu voir un drame mais la nuit est peut-être le moment où le trafic de drogue va frapper, ou bien la nuit est aussi le moment où l'on peut dormir tranquille et profiter d'un espace de liberté, sans son uniforme de soldat. Comment voyez-vous cela ?
P. T. : Cette interprétation m'intéresse : la nuit comme un espace de liberté, de clandestinité. Oui, en vérité, je n'y avais pas pensé de la sorte. Le titre vient d'un chant que les soldats font, qui est une sorte de récit où ils s'assoient avec la mort et font passer le temps avec elle. Et la chanson dit : « La mort est venue et a voulu m'emporter, et je lui ai dit qu'elle ne pouvait pas » C'est une histoire où un soldat s'assied avec la mort, et la mort vient le chercher, mais il lui dit : « Ne m'emmène pas encore », il lui demande un peu plus de temps et ils font semblant qu'il ne va pas chercher la mort, et que la mort ne va pas le chercher, mais quand ils se rencontreront par hasard, ils se rencontreront. Le titre original aurait pu être « La mort est venue et a voulu m'emporter » mais cela me semblait trop mortifère, trop lourd de sens.
J'ai alors pensé à la nuit, peut-être, parce qu'il y a une très grande séquence de nuit, d'obscurité, que la nuit les engloutit aussi souvent. Alors oui, je crois que l'obscurité est évoquée, je ne l'ai pas pensée comme un espace de liberté, mais plutôt comme un espace de perte d'individualité et où la violence les engloutit.
C. L. : Le film est ainsi une occasion de découvrir l'être humain avec sa vulnérabilité derrière l'uniforme avec son libre arbitre encore possible.
P. T. : Ces institutions essaient en effet d'effacer les traces d'individualité, c'est une stratégie et ça marche, En effet, quand on est avec les armes, avec l'uniforme, avec la coupe en brosse, il y a un anonymat. Ce que fait le film, je crois, c'est pénétrer dans ces rangs et essayer d'apercevoir qui ils sont, les liens qu'ils ont. Puis l'institution vient et les emmène à nouveau et ils se perdent dans la foule, dans la nuit.
Je pense que le fait de nous rapprocher de la subjectivité de ces personnes nous aide à complexifier le problème des forces armées, à le considérer de manière sérieuse, sans les priver de leur capacité à dialoguer et à raconter leur propre expérience. Pourquoi ces jeunes choisissent-ils si souvent cette voie ? Nous devons essayer de comprendre cela afin de repenser la place de ces institutions dans la société et la place que nous voulons leur donner, si nous voulons leur en donner une. Nous devons les écouter.
C. L. : C'est aussi une manière de reconstruire la masculinité alors qu'elle repose ici sur les armes, sur une forme de pouvoir. J'imagine que les soldats viennent d'une classe sociale très modeste et ainsi l'institution armée leur offre un rêve d'espace social que la ville ne leur permet pas de vivre.
P. T. : Exactement, c'est une opportunité d'accès social ! C'est un travail sûr, où ils ont des avantages, et pour beaucoup d'entre eux, c'était soit voler des motos, soit servir dans l'armée. Bien sûr, les conditions matérielles économiques expliquent en partie cette décision, mais pas suffisamment. Il est intéressant de voir ce masque de masculinité hégémonique, à la manière d'un Rambo, tomber. Car il y a des moments où le film trouve ces fissures où s'infiltre une autre sensibilité chez des hommes qui sont prêts à tuer.
Ces militaires ont beaucoup de blessures et portent un besoin assez fort de réaffirmer leur virilité, à cause de leurs pères, de leur enfance. Beaucoup de blessures qui, je pense, les poussent à hyper affirmer cette masculinité et qui cachent ensuite d'autres types de liens plus simples. C'est un masque : derrière les armes et les muscles, il y a de la fragilité.

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Vino la noche
de Paolo Tizón
Documentaire
96 minutes. Pérou, Espagne, Mexique, 2024.
Couleur
Langue originale : espagnol
Scénario : Paolo Tizón
Images : Paolo Tizón
Montage : Martín Solá
Son : Jonathan Darch
Production : Diana Castro
Production exécutive : Paolo Tizón
Sociétés de production : Cinesol Films, Elías Querejeta Zine Eskola, PCM Post, Tupay Cine