Focus sur deux amoureux riants et taquins, Barbara et Guille, qui s’épanouissent dans une relation sexuelle complice. La situation se complique quand Guille, qu’elle avait choisi comme père d'un futur enfant, a un accident. Qu’advient-il de leur désir réciproque ? Sous un angle très réaliste, dans son deuxième long métrage après El circuito de Román (2011), le réalisateur explore dans l'intimité de ses personnages la contradiction entre le désir sexuel inconscient et le choix de construction sociale.
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Myriam Riffaut : Tu nous livres dans ton nouveau film un propos très intimiste, qui interroge la sexualité. Qu'est-ce qui t'a amené à écrire cette histoire ?
Sebastián Brahm : Je me suis beaucoup intéressé à la biologie dans la vie, et pour mon film j'ai suivi cette direction. Dans le fond, tout comme le reste des animaux, nous sommes construits sur des choses qu'on ne voit pas, inconscientes, qui conditionnent notre rapport au monde. Ce qui importe le plus à un homme est parfois si évident que, finalement, il le fait, et toute considération morale est alors laissée de côté, comme peu signifiante. Dans le champ de la biologie, je me suis intéressé de près à une expérience qui montrait que pour ce qui est du sexe occasionnel, il y a une grande différence entre les hommes et les femmes. L'expérience rapportait que les hommes sont plus disposés à avoir des rapports sexuels avec une personne pour laquelle ils n'ont pas de considération intellectuelle, alors que les femmes mettent une forme de barrière de défense - je parle ici d'évolution : pour autant, les femmes comme les hommes cherchent plutôt un partenaire intelligent, éveillé, sensible. En termes d'évolution, on peut essayer d'expliquer la mise en place de ce genre de « barrières ». Un exemple : quand les femmes avaient des relations sexuelles occasionnelles avec des hommes idiots, si elles tombaient enceintes, leurs fils avaient probablement moins de chance que l’on s'occupe bien d'eux, moins de chance de survie. Ce sujet a alimenté mon histoire.
Mais hier je me suis aussi souvenu d'un événement qui a dû m'influencer dans l'écriture du film sans que je m'en sois rendu compte. Quand j'avais environ 20 ans, un copain d'université de mon frère m'a raconté un jour l'histoire d'un gars qui a reçu un ski sur la tête. Après l'accident, il a eu des problèmes de mémoire, de compréhension, et il était sexuellement excité toute la journée. Il avait du mal à comprendre les choses simples ; il pouvait comprendre en faisant un grand effort une équation, mais il oubliait aussitôt qu'il avait compris. Il se rendait compte de son état, et je crois que c'est ce point qui m'intéresse vraiment. C'était comme une torture pour lui, je me rappelais qu'il disait « Je n'étais pas comme ça, je n'étais pas comme ça... ». J'avais oublié cet événement, mais cette idée est sous-jacente dans mon film.
Je raconte un peu cela à travers le personnage de Guille, l'histoire d'un homme qui au fond est divisé, on pourrait dire qu'il y a d'un côté les testicules, de l'autre le cerveau, il devient comme deux personnes distinctes. J'ai pensé que cette idée pourrait être intéressante pour le fond narratif et dramatique du film, en prenant le point de vue de Barbara, qui doit vivre avec cet homme changé par l'accident, devenu un peu idiot et agressif, alors qu'il était auparavant galant, sympathique, qu'il avait les pieds sur terre... Là, il devient un « boulet », il perd le sens de l'humour. Voilà un peu la trame de ce que j'ai voulu raconter.
M.R. : Dans le domaine de la biologie, comment as-tu mené tes recherches ?
S.B.: J'ai étudié pendant plusieurs années, déjà lorsque j'écrivais mon précédent film El Circuito de Román. Il s'agit d'une recherche personnelle, qui n'a pas forcément à voir avec le film. Je voulais connaître la biologie du cerveau, de la mémoire, des émotions, ainsi que l'anatomie, parce que j'ai une vision très matérialiste, alors le concept d'âme m'interroge… Dans El Circuito de Román, un des personnages dit « Je n'ai pas d'âme ». Je crois que c'est comme ça, c'est-à-dire que l'on a une âme, une personnalité, un « esprit » au sens français du terme, mais qu'il n'est pas transcendant, que ce n'est pas une chose en soi, il n'y a pas de dualité corps-esprit, nous ne sommes qu'une seule chose, un animal qui vit ; et au sein même de notre comportement nous avons une vie mentale. J'aimerais que les gens soient plus conscients de cette réalité, matérialiste d'une certaine façon. Concrètement, j'ai étudié, via Internet, en écrivant aux universités internationales qui me donnaient certaines réponses. J'ai été en contact avec des psychologues, de ceux qui travaillent dans des perspectives quantitatives, parfois avec des souris, des oiseaux, etc.
Cédric Lépine : En ce qui concerne la réalisation du film, ton travail m'a notamment fait penser à deux cinéastes. D'un côté, Cronenberg, pour qui le développement de la rationalité humaine est comme un cancer pour le reste du corps dès lors en révolte ; d'un autre, Claude Chabrol qui s'intéresse au monde pathogène de la bourgeoisie… T'es-tu inspiré d'eux ?
S.B.: Je vois ce que tu évoques… Pour Chabrol, ce n'est pas la première fois qu'on fait le parallèle avec mon film, notamment à propos du regard décalé sur les bourgeois ; j'ai aussi conscience du lien avec Cronenberg. Mais pour dire vrai, ce serait plutôt Alain Resnais qui m'a inspiré dans mon travail. Certaines des choses qu'on trouve dans les films Mon oncle d'Amérique, ou encore Je t'aime, je t'aime, m'ont beaucoup guidé.
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C.L. : Sur ce thème de classe sociale, tes personnages semblent avoir intériorisé un modèle économique et social qui les conditionne, voire qui les emprisonne.
S.B.: Pour resituer mon propos, on peut d'abord aborder la situation des cinéastes au Chili. Dans ce pays où les classes sont très marquées, presque tous les cinéastes, sauf quelques exceptions, sont de la classe bourgeoise, et on est tous sortis du même quartier de Santiago, plus ou moins. Or, ce qui se dit souvent, c'est qu'il y a des opportunités pour faire un cinéma d'exportation, bien visible, un genre de cinéma social, destinés aux Européens, pour qu'ils puissent dire « Voilà comment sont les Sud-américains. » Ces thèmes ne sont pas les miens, et ce n'était pas ma vocation première de faire ce cinéma social ou idéologique.
Il m'a paru assez naturel de parler de la classe moyenne, ou moyenne aisée, de ceux qui ont fait des études et qui souffrent, qui éprouvent une forme d’Angst (peur, anxiété) pour reprendre le terme allemand. Mon rôle était de parler de cela.
Les gens se disent « je ne sais pas quoi faire de tant de sensibilité »... Cette sensibilité est normale dans les films européens, mais en dehors de ceux-ci elle ne semble plus si légitime. Pour parler de la classe moyenne aisée dans Vida sexual de las plantas, je n'ai pas choisi des gens très sophistiqués : il y a cet ingénieur, qui travaille dans les ascenseurs, que rencontre Barbara, qui a de l'argent. Il y a chez lui quelque chose d'un peu crass [de l'anglais : grossier], il a de l'argent, mais c'est un type un peu brut. C'est un profil qu'on rencontre beaucoup chez nous, je pense aussi aux gens qui se sont enrichis sous Pinochet, qui ont une vision très étroite du monde, qui ne tolèrent pas grand chose. J'ai voulu aussi aborder la question du mariage, des gens qui choisissent leur partenaire parce que c'est un bon parti, ou pour des histoires d'alliances entre familles… Ça se passe souvent comme ça encore aujourd'hui au Chili ; j'imagine qu'il en est ainsi dans d'autres pays, même en Europe. Mais au Chili, on pourrait presque dire qu'il y a des castes. Dans ce contexte, porter un enfant d'un homme qui n'est pas le mari officiel est chose courante. On m'a d'ailleurs raconté cette histoire : un docteur dans une clinique allemande d'un quartier riche de Santiago, en montrant une vingtaine de nouveaux-nés dans leurs lits, commentait que pour une quinzaine d'entre eux, le père n'est pas celui qu'on croyait. Si les mariages de façade sont monnaie courante, les instincts continuent finalement à travailler de façon souterraine.
M.R. : Comment ressens-tu ce conditionnement social au niveau de ton pays ?
S.B.: Il est terrible au Chili. Nous vivons dans une atmosphère de lutte, très néolibérale, de conflits, de compétition. Le film a du sens de ce point de vue-là. La compétition s'ancre dans l'idée d'assurer sa survie, de lutter pour elle… On est un peu là-dedans, et cela engendre quelque chose d’un très mauvais goût, à savoir beaucoup d'opportunisme. Si j'ai cette opportunité, je me case là, avec peu de considération pour le voisin, pour l'autre, pour le mal causé au reste des gens.
C.L. : À travers le personnage de Barbara, tu parles du modèle de la femme. Barbara semble taraudée par les questions d'avoir un enfant, un mari, etc.
S.B.: Pour la femme, en général, pas seulement au Chili – j'ai connu des mouvements de libération – elles ont moins de liberté, même biologiquement à mon sens, rien que par le fait qu'elles soient rythmées par un cycle hormonal tous les mois. Jusqu'à ce qu'il y ait des grossesses transgenres, et je ne doute pas qu'un jour il y en aura, le fait de pouvoir être enceinte et enfanter reste un facteur majeur qui conditionne la femme. Il y a beaucoup de femmes, même dans les mouvements de libération, qui n'ont pas l'énergie suffisante pour livrer la bataille qui consisterait à ne pas enfanter par choix. Un grand nombre d'entre elles essaient et souvent finissent par se rendre, se disent qu'il faut avoir un enfant. Et quand une femme arrive à jongler entre la vie familiale et le travail, actuellement c'est comme si c'était un exploit !
Je crois que l’État a sa part de responsabilité dans cette situation, car s'il consacrait des moyens pour aider les familles à élever les enfants, il assumerait le fait qu'un enfant est non seulement l'enfant de sa mère, mais également un citoyen de l'État. Cela donnerait davantage de liberté aux parents, par exemple on verrait plus facilement des familles où c'est la mère qui gagne le plus d'argent, et le père qui prend un congé parental post-natal… Si l’État soutenait l'accueil des enfants en crèche, cela déchargerait les familles en permettant plus de possibilités pour l'accès au travail. Mais chez nous au Chili, il n'y a rien de tout cela. L'absence de tels dispositifs conforte le sentiment chez la femme que ça ne vaut pas la peine d'aller sur les deux chemins en même temps, d'allier vie professionnelle et vie familiale. Si les opportunités se ferment, les mentalités aussi…
Du coup, maintenant, beaucoup de femmes choisissent de ne pas avoir d'enfant jusqu'à 35 ans. Parfois ensuite, elles finissent par avoir un enfant d'un ami, d'un homme avec qui elles ont eu des rapports mais qu'elles n'aiment pas vraiment, c'est un peu l'histoire que je raconte dans le film. Combien de femmes ont connu un grand amour dans la vie ? Elles suivent leurs buts, elles étudient, et ne veulent pas se marier ni avoir une famille. Elles vont de l'avant jusqu'à ce que vers les 35 ans, elles rencontrent quelqu'un qui n'est pas si mal, et puis là, l'horloge biologique résonne dans la tête. Je crois que ça arrive aussi aux hommes mais la temporalité est différente. La limite n'est pas figée autour de la quarantaine, même si à mon sens le fait d'être père à 60 ans n'est pas une perspective très alléchante. Les décisions se prennent donc différemment.
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C.L. : Cette question autour du fait de devoir fonder une famille enferme ton personnage, Barbara, de manière inconsciente...
S.B.: Oui, si elle ne le fait pas, c'est comme si sa vie était incomplète. La nécessité de fonder une famille est un point d'appui, plus important dans la société chilienne qu'ici en France. C'est d'ailleurs lié au fait que la société et l’État sont moins forts, du moins leur tissu social. Il faut s'appuyer sur la famille, qui est un modèle conservateur, c'est la famille qui pèse le plus. Cela entrave l'égalité finalement, celle-ci s'achève là où il y a des familiers, il y a une séparation entre ceux qui sont tes parents et ceux qui ne le sont pas. Il s'agit là d'un trait égoïste de notre société, mais inévitablement les gens fonctionnent ainsi. On peut constater tous ces réseaux d'influences familiales dans les collèges, à l'université, dans les entreprises. Et tout cela est inscrit dans la constitution de Pinochet où la famille est la base de la société.
M.R. : Tu n'as pas parlé de religion, alors que c'est un des facteurs qui conditionne la sexualité et les normes sociales. Pourquoi ?
S.B.: Parce qu'à mon sens, la religion a déjà montré son rôle dans l'établissement de certains codes. À travers les religions et le monothéisme, les hommes ont quelque part légitimé des structures qui maximisent le succès reproductif des hommes des castes hautes. Mon prochain projet parlera un peu plus de religion… Mais déjà, dans Vida sexual de las plantas, elle est inscrite en ligne de fond dans le comportement des personnages : je n'ai pas besoin de parler de religion en soit pour qu'elle soit présente. J'évoque des personnages qui aspirent à se marier, ou à vivre en couple monogame, que ce soit dans un premier temps Barbara et Guille, puis Barbara et Niels. La religion finalement s'incarne dans la morale, et la morale fait son travail.
C.L. : Comment as-tu travaillé avec les chefs opérateurs Sergio Armstrong et Benjamín Echazarreta ?
S.B.: Sergio et Benjamín savent faire beaucoup de choses, et ils peuvent être très versatiles. Être réalisateur, pour moi, c'est construire une histoire, être scénariste, diriger des acteurs, et décider du point de vue, basiquement. C'est une chose ineffable qui fonctionne chez moi, c'est mon travail.
J'ai travaillé d'abord avec Benjamín, puis j'ai dû changer de chef opérateur parce que le tournage durait. J'ai alors travaillé avec Sergio, mais il y avait un fil conducteur commun au niveau du style. Avec Sergio, on a travaillé avec moins de lumière, il y a plus de diaphragme, de flous. Aussi, il y a plus de lumière dans la seconde partie du film parce qu'on était en été. En tous cas, tout notre travail était au service des acteurs, c'est là le point central. Pour mettre en avant le jeu le plus juste des acteurs, on filmait certaines scènes sous plusieurs angles, et dans des plans plus ou moins rapprochés. On avait ainsi la matière, divers morceaux avec lesquels composer, cela nous a évité d'être coincés avec des plans-séquences longs où parfois il y a juste une petite erreur de jeu à la fin, ce qui s'était passé dans mon film précédent. Cette technique de montage à partir d'une variété de plans permet de capturer le meilleur du jeu de l'acteur à chaque moment. Et je crois qu'on a réussi de ce point de vue là, le film reflète bien les émotions des personnages, il est crédible. Le montage est alors parfois insolent, par exemple, je pense à la scène où Barbara et Guille reçoivent à dîner un couple d'amis.
J'assume aussi le fait que nous regardons maintenant les films sur des écrans toujours plus petits, j'imagine qu'un film finit sur Netflix ou quelque chose dans le genre, et pour ces formats les plans fermés fonctionnent. Le cinéma offre plus d'espace pour des plans généraux ; pour la télé, on fait des plans plus proches. Dans mon film, les plans rapprochés appuient un regard intimiste. Au-delà de ça, quand on resserre les plans, c'est pratique ! On ne voit pas ce qui est hors champ, on s'évite des problèmes de raccords pour passer d'une chose à une autre. Ensuite, au montage, on se demande par exemple quoi faire des yeux, du visage, on cherche les positions cohérentes, l'angle approprié. On choisit, on coupe…
M.R. : Tu mets également en scène beaucoup de détails du quotidien. Tu as travaillé ce côté très réaliste, c'est une intention ?
S.B.: Le film est très simple : il est construit autour d'observations de la vie quotidienne. Certains de ces petits détails construisent la trame. Prenons la scène du petit-déjeuner où Guille oublie le pain, oublie le jus, renverse le café, cette scène est bien triste. Juste après, Barbara va dans la salle de bain prendre sa pilule contraceptive. Déjà, je dévoile à travers ce détail que Barbara, qui voulait tant avoir un enfant de Guille, commence à se dire que non, plus maintenant. Tout est construit comme cela. Le test de grossesse dans la poubelle de chez Niels, c'est cela, l'intrigue continue de se dérouler. Barbara constate que ce couple chez qui elle travaille, n'a pas l'air bien. Elle est en tension, elle montre ici une forme d'intérêt pour la situation de Niels. Au lieu de dire ces choses, je les raconte à travers la solitude qui accapare le personnage. On constate à un moment que Guille n'apparaît plus dans l'histoire, on sent qu'elle est de plus en plus seule ; et ça je ne peux le raconter qu'à travers ce type de petits détails.
M.R. : Tu as des pistes de travail pour le futur ?
S.B.: Je travaille sur quelques idées… Je veux faire une comédie destinée au public national. De nouveau je reste dans le champ de la psychologie et de la biologie, la comédie parlerait de quelqu'un qui a les amygdales très grosses, et qui du coup a peur de tout. Trop vigilant, ce serait un technicien en prévention de risques, qui voit des accidents de tous côtés. Comment peut-il vivre tranquille, alors qu'il est atteint de cette espèce de trouble ? J'imagine un personnage masculin, un personnage qui se croit au-dessus de la vague, qui boit beaucoup, se drogue. Après un accident, dans lequel il blesse d'autres personnes, il va essayer de « se racheter ». Il s'agit donc de voir si cela est possible dans sa situation.
J'ai une autre idée sur le colonialisme au Chili. Je suis issu moi-même d'une famille allemande, du Sud. On nous a expropriés avant Allende. J'ai donc en tête de raconter l'histoire de gens à qui l'on a retiré les colonies, et qui essaient de les récupérer. C'est une idée pour l'instant, il y a beaucoup à creuser sur le sujet. Ça a toujours à voir avec la domination, avec qui gagne, qui perd, qui se reproduit. Dans le cas du colonialisme, c'est à qui s'approprie les lieux, les hommes déploient leurs forces pour défendre les intérêts de leurs enfants et famille. Ils s'enlisent finalement dans la compétition et le conflit.