Entretien avec Sebastián Sepúlveda, réalisateur du film Les Sœurs Quispe, sortie dans les salles de cinéma à partir du 4 juin 2014

Peut-on parler de ton film comme étant à la frontière entre le réalisme documentaire avec un brillant chef opérateur connu pour travailler en lumières naturelles, et la présence de nombreux acteurs bien connus du cinéma chilien ?
Sebastián Sepúlveda : J’ai tout de suite pensé au chef opérateur Inti Briones parce qu’il a vécu toute son enfance dans l’Altiplano. Ainsi, je considérais qu’il allait très bien penser cette lumière qui est celle de son enfance. La lumière de l’enfance est parfois celle que l’on recherche toute sa vie. Je cherchais à retrouver la sensibilité de la lumière de cet endroit. Je lui ai expliqué que je souhaitais travailler en lumière directe et naturelle à des heures précises. En outre, nous allions travailler à la fois avec des comédiens et des non-comédiens, il était donc important de rendre les scènes de tournage les plus naturelles possible.
Cette histoire est adaptée d’un fait divers assez connu dans le monde paysan de cette région. Elle a été adaptée au théâtre par Juan Radrigán sous le titre Las Brutas dont j’ai repris quelques dialogues. Évidemment, dans ces relations familiales entre les personnages, il y a beaucoup d’implicites dont il a fallu rendre compte autrement que par la parole. Je souhaitais à travers ce film témoigner des histoires des personnes qui continuaient à vivre en ce lieu. Le tournage s’est déroulé dans les mêmes endroits où les sœurs Quispe ont vécu parce que je pense que les espaces sont toujours « habités ». Dans ce lieu, on est ainsi invité à se retrouver dans un autre temps. En Travailler avec la nièce des sœurs Quispe, cela permettait de couper avec l’univers théatral : je ne souhaitais pas faire du « théâtre filmé ». J’ai souhaité non pas faire un documentaire mais faire un récit imprégné d’aspects documentaires. Cette proximité avec ce qui se passait à travers les lieux et la nièce des sœurs Quispe mettait toute l’équipe dans une situation de respect avec ce qui avait eu lieu. À cet égard je ne suis pas dupe : j’adore raconter des histoires.
Comment as-tu choisi tes comédiens ?
L’idée de travailler avec des acteurs me faisait au départ un peu peur alors que je réalisais mon premier film de fiction après un documentaire. Je souhaitais avant toute chose travailler avec des comédiennes et non des stars. Ainsi, les acteurs devaient se retrouver chaque jour montrer à l’écran ses compétences comme s’ils n’avaient jamais joué d’autres rôles auparavant. Il s’agit à la fois de sortir des comédiens ce qu’ils sont mais aussi ce qu’ils ne sont pas. Les acteurs devaient en outre jouer avec quelqu’un qui n’avait jamais été acteur et qui n’avait jamais vu d’images de cinéma comme de télévision. Ce n’est donc pas l’actrice non professionnelle qui doit s’adapter aux professionnels mais ceux-ci qui doivent s’adapter à elle. L’actrice non professionnelle devait « être » à l’écran alors que les comédiens devaient entrer dans les codes de son monde. Cet exercice fut assez difficile pour les comédiens qui commençait automatiquement à jouer. Je cherchais ainsi à retrouver à l’écran une logique organique. La difficulté consistait à sortir d’une partition déjà écrite pour épouser cette réalité locale.
Tu as un point avec Pablo Larraín et sa trilogie sur la dictature : filmer le hors champ de la dictature chilienne et la rendre d’autant plus présente. Mais tu vas chercher encore plus loin le hors champ en allant tourner en dehors de l’espace urbain, lieu du pouvoir.
La réussite de Pablo Larraín est d’avoir utilisé des personnages apparemment « mineurs » dans la dictature mais qui appartiennent tout à fait à ce monde. Ainsi, Tony Manero montre la lobotomisation de la basse classe moyenne. Je suis fils d’exilé et je ne suis retourné au Chili qu’à l’âge de 20 ans. Pour cette raison, je me lasse de parler sans cesse de la dictature et parfois je ne veux plus du tout en parler car un sujet sempiternellement développé à mon égard. Ce qui m’intéressait dans l’histoire des sœurs Quispe, c’est comment l’écho d’un monde rebondit sur un monde ancestral qui ne connaît absolument pas les codes de ce monde qui arrive. Ce conflit de la modernisation se présente souvent en Amérique latine où des populations vivent dans des temps différents. Alors que l’histoire européenne est découpée linéairement en parties (époques moderne, contemporaine, etc.) en Amérique latine les différents s’entremêlent à différentes époques. Ainsi, des populations sans écritures peuvent être confrontées à un virulent néolibéralisme de début de XXIe siècle : ils ne cohabitent pas, ils sont seulement l’un à côté de l’autre. Ceci conduit souvent à de véritables tragédies.

Là où ton film touche au cœur de la dictature, c’est lorsque tu te focalises sur la naissance de la peur, de la terreur qui empêche de vivre librement.
Cette angoisse des sœurs Quispe ne peut absolument être comprise du reste du pays car leur monde est trop éloigné. La terreur et la mort sans explication, ce qu’est la dictature, se trouve vécue ici de manière frontale. Il y a à la fois la peur de perdre un troupeau qui fixe une identité, mais aussi la peur d’avoir à se reconstruire de zéro en allant s’exiler dans les villes où ils deviennent d’ailleurs souvent des sortes d’esclave du lieu. Lorsque j’ai entrepris le casting du film à la recherche d’une sœur Quispe, je me suis rendu compte que les exilés en ville avaient suivi un processus de perte de leur imaginaire. Ils sont ainsi devenus le nouveau prolétariat de la ville en perdant la richesse de ce qui les origine. Une personne locale m’expliquait qu’à la campagne elle pouvait se considérer propriétaire de toutes les montagnes autour d’elle alors qu’en ville elle devait se contenter d’un espace de 3 m sur 3. C’est donc là un appauvrissement flagrant que l’on retrouve au moment de la Conquête par les Espagnols. La richesse d’un individu c’est avant tout son imaginaire et lorsqu’il le perd, il perd tout. C’est cet imaginaire qui donne un sens à la vie et être une personne dans la société et le monde.
C’était déjà le sujet d’O Areal, ton documentaire tourné en Amazonie.
En effet, sur ce documentaire j’ai rencontré la communauté des Guajara, descendants d’esclaves qui ont retrouvé leur liberté en s’installant en Amazonie il y a deux cents ans. J’ai passé beaucoup de temps à faire des entretiens pour recueillir leurs histoires de fantômes. Trois ans plus tard, lorsque je suis revenu, leur imaginaire commençait à disparaître et l’on m’a expliqué que les fantômes, ce sont comme les serpents, dès qu’il y a du bruit et de la clarté, ils s’enfuient vers des endroits plus obscurs. J’ai ainsi d’une certaine manière réaliser de la démographie de fantômes amazoniens. [rires] Ce qui m’intéresse est en effet de voir comment des mondes culturels peuvent continuer à vivre grâce à leur imaginaire, quelle est la place et la richesse de celui-ci.
Dans une séquence du film Les Sœurs Quispe, il est question de fantômes.
J’ai même souhaité un moment la développer. L’idée de fantôme plane sur tout le film et je sens d’ailleurs que les trois sœurs sont des sortes de fantômes qui parcourent avec leurs chèvres cet endroit métaphysique, abstrait qu’est l’Altiplano. J’ai une phobie personnelle des fantômes et en même temps le sujet m’intéresse beaucoup.
Finalement, ton film parle de manière générale et encore actuelle de cet esprit de conquête qui détruit une culture en lui tuant son imaginaire.
Il est évident qu’un peuple meurt lorsqu’il perd son imaginaire. Je n’ai de mon côté jamais voulu travailler mon film à partir de symboles autrement on a tendance à réduire le film et à l’appauvrir. Au moment d’écrire le scénario, ce qui m’importait était de raconter ce qui est arrivé à ces femmes. En tant que spectateur, je n’aime pas les films qui créent des raccourcis de la pensée à partir de symboles. Je souhaitais plutôt créer un monde où le spectateur puisse lui-même observer et générer son propre imaginaire. Je pense que c’est un film assez ouvert, non pas contemplatif mais qui laisse la place aux observations.
Propos recueillis par Paula Oróstica et Cédric Lépine à Toulouse en mars 2014, à l’occasion du festival Cinélatino.