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Cédric Lépine : Comme dans La Terre et l'ombre (La tierra y la sombra, 2016) la métaphore de la maison comme foyer familial mis en péril est encore ici centrale ainsi que la lutte pour la terre.
César Augusto Acevedo : Horizonte propose un univers unique centré sur l'histoire du conflit, de la violence dans le pays, ouvrant ainsi une réflexion plus large sur la vraie valeur de la vie dans un monde qui veut constamment nous faire croire que tout est perdu. On finit par faire le même film plusieurs fois, en trouvant de plus en plus de choses. Mon cinéma est ce que je suis, d'où je viens. Tout s'y réfléchit sur toutes ces questions par rapport à mon existence mais aussi par rapport au monde et à l'époque dans laquelle je vis. La Terre et l'ombre évoquait la famille et Horizonte parle davantage de la relation avec mon propre pays. D'une certaine manière, au début de cette maison, il y a des ruines. Elle a ainsi été perdue au fil du temps et il y a des traces de destruction et de mort très profondes. La maison comme les personnages, est également en train de subir une transformation. Ces personnages se lancent dans ce voyage physique et spirituel et doivent se détruire spirituellement afin de se transformer et de trouver l'harmonie dans ce monde, pour retrouver leur humanité.
C'est ce qui se passe aussi à travers des métaphores et des allégories sur la maison. La maison d'Horizonte, d'une certaine manière, est le paradis pour cette femme de la campagne interprétée par Paulina García. En tant que victime, sa maison, sa terre et sa famille, lui ont été refusé comme dans une grande partie du monde. Ainsi, quelque chose du quotidien devient vraiment impossible pour beaucoup de gens : le film retrace un voyage pour essayer de conquérir et de récupérer ce qui a été perdu. Ainsi, cette scène de maison s'élève : elle évoque Basilio, cet homme qui, pendant la guerre, est devenu un monstre, un criminel sauvage, et qui sent que cet endroit représente en quelque sorte tous ses désirs de pardon et de compassion. Il cherche à se purifier et se transformer mais lorsqu'il se rapproche de cette maison, il s'en éloigne, parce qu'il n'est vraiment pas prêt à être là. Seulement vers la fin, quand il y arrive vraiment, il comprend que sa place n'est pas là, mais qu'il doit continuer à construire et à essayer de réparer ce monde.
Pour moi, il est très important d'utiliser toutes ces métaphores et allégories pour exprimer non seulement un paysage physique, mais surtout le paysage émotionnel que vivent les personnages, notamment dans un pays comme le mien où une grande partie de la violence et des conflits ont eu lieu à cause de la terre. Aussi, je m'efforce d'exprimer, d'une certaine manière, à travers le langage cinématographique, le poids et l'énergie qui sont vraiment derrière tout cela.
C. L. : Si le langage cinématographique est un langage universel, en tant que Colombien sentez-vous des racines très fortes avec Gabriel García Marquez, l'homme du surréalisme magique ?
C. A. A. : Le réalisme magique est en effet souvent associé à ce type de scènes ou d'images qui brisent la relation directe avec la réalité quotidienne. Avant sa élaboration plastique, ce film est né de mon propre désespoir de vivre dans un pays qui s'est trop habitué à la mort. Celui-ci a parfois oublié la valeur de la vie et je me suis beaucoup demandé pourquoi nous sommes un peuple qui continue à s'entretuer alors que toutes les armées sont composées d'enfants de la même terre. Comment en sommes-nous devenu.es si insensibilisé.es à la violence, comment est-il difficile pour nous d'avoir de l'empathie envers la douleur des autres ? Ces questions tournaient constamment dans ma tête et juste à ce moment-là, le référendum a eu lieu en 2016, après 50 ans de combats entre le gouvernement et les guérilleros des FARC, pour savoir si la population voulait continuer la guerre ou si elle voulait la paix. Malheureusement, le vote s'est prononcé en faveur de la poursuite du conflit et cela a été un profond découragement pour moi, car j'avais le sentiment qu'aucun changement n'était possible et que nous avions même complètement perdu confiance en nous-mêmes. Cela m'a donné plus d'élan pour tenter de trouver des idéaux qui allaient à l'encontre de cette idée de la fatalité du conflit.
J'ai essayé plus que tout de ne pas aborder le conflit d'un point de vue historique, politique et idéologique mais plutôt à travers des questions beaucoup plus métaphysiques. Je ne voulais pas faire un inventaire des horreurs ou réaliser une description superficielle du conflit. Je souhaitais plutôt voir comment la guerre nous avait détruit.es physiquement, moralement, spirituellement et pour cela j'ai décidé que je voulais construire une sorte de mythe autour des limbes. Ce film est un voyage physique et spirituel pour s'éloigner de ces reproductions schématiques de la vie. Mon intention n'était pas de faire un film fantastique mais un film réaliste à partir du point de vue des morts sur les lieux où la violence s'est réellement exercée.
Comme en Colombie nous avons plus de 8 millions de victimes après presque 60 ans de guerre, je voulais que le spectateur pense à toutes ces centaines de milliers de personnes assassinées qui n'apparaissaient pas comme un nombre sans âme car derrière se cachent autant d'individualités avec des rêves, des familles, des raisons de vivre. Ce film parle directement à celles et ceux d'entre nous qui sont encore là et qui ont le temps et l'opportunité d'essayer de construire un monde différent. Je pense que tout cela m'a poussé à trouver une façon de représenter ce film. Horizonte s'est créé dans un temps subjectif où le passé vit simultanément avec le présent. Celui-ci est un temps qui naît complètement de ce que sont les personnages, de la façon dont ils sont piégés entre les vivants et les morts mais aussi entre ce qui leur est arrivé et le présent qu'ils ne peuvent pas accepter.
J'ai ainsi construit une image cinématographique cherchant des associations poétiques pour lier le public de manière émotionnelle mais aussi rationnelle à travers de multiples questions. Au final, il s'agit d'un exercice pour ne pas perdre notre relation avec la vie et le monde dans lequel nous vivons. Horizonte passe ainsi de l'obscurité à la lumière et des morts aux vivants comme si c'était une façon d'essayer de représenter et d'exprimer un besoin de créer ces idéaux dont nous avons tant besoin pour avoir foi et confiance en nous-mêmes.

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C. L. : Quel a été votre dialogue avec Mateo Guzmán, le directeur de la photographie, pour construire ce monde des limbes ?
C. A. A. : Ce qui m'intéressait, ce n'était pas l'acte en lui-même de la violence mais plutôt la réalité de ce temps subjectif. Je devais trouver comment extérioriser ces passions intérieures, ces émotions, ces pensées à travers le langage cinématographique. Mon intention a toujours été d'essayer de relier les personnages à travers l'image, mais aussi avec ce monde qui, au premier abord, semble vide, complètement mort, comme s'il n'y avait rien qui nous rapproche de la vie. Au fur et à mesure que les personnages se transforment et retrouvent leur humanité, réapparaît l'harmonie avec ce monde qu'ils traversent.
Pour moi, tout ce travail avec Mateo Guzmán, le directeur de la photographie, consistait avant tout à pointer l'âme de ces personnages et d'extérioriser tout ce qui se passait, non seulement dans le temps mais aussi dans l'espace avec une réflexion profonde autour de ce qu' être vivant signifie. Les scènes montrent les territoires où la guerre a eu lieu, c'est pour cela que ce voyage traverse des espaces si divers. En effet, dans mon pays, il n'y a pas un seul endroit qui n'ait pas été épargné par la guerre. Il était essentiel pour nous de travailler sur un langage poétique en ayant cette logique en tête comme un moyen de se rapprocher le plus possible de la vie. Il s'agit moins dès lors d'une construction plastique au sens littéral mais vraiment de se rapprocher des lois qui régissent les pensées et les émotions.
Contrairement à La Terre et l'ombre, Horizonte est très dialogué. Il était très important pour moi que ces personnages parlent beaucoup parce que c'est précisément un film où règne l'incertitude, que personne ne sait vraiment quoi faire ou quoi attendre de l'autre. C'est à travers les dialogues qu'ils tentent dès lors de trouver et de donner forme à ce qui leur arrive. En revanche, tout ce qui est exprimé au niveau de l'image cinématographique n'est pas traversé par le mot puisque celle-ci souvent contredit le texte. Ainsi, l'image exprime ce qui manque aux personnages et qu'ils ne peuvent pas énoncer avec leurs propres mots.
L'idée autour de la conception de l'image consistait à essayer de trouver cet équilibre entre le mot et l'image où l'un ne remplace pas l'autre, car chacun a besoin de l'autre pour construire cette idée de la raison pour laquelle ces personnages ont besoin de faire ce voyage. Le récit partage ce grand vide et ce sentiment de ne pas savoir où aller mais c'est aussi un monde qui est très riche et qui a une très grande harmonie avec cette nature omniprésente. Avec Matteo Guzmán nous avons beaucoup travaillé pour essayer d'exprimer cette relation entre les personnes et le monde qu'elles habitent.
C. L. : Quelles ont été vos directives dans la direction des interprètes, notamment avec l'actrice réputée Paulina García qui est traversée également par une persona nourrie de nombres films ?
C. A. A. : C'était un très grand défi, non seulement de passer du travail avec des acteurs naturels au travail avec des professionnels, mais aussi de développer autant de mots avec des dialogues aussi étendus. Ce sont des personnages vraiment profonds avec des luttes internes assez complexes, et au niveau de la caractérisation, je ne voulais pas que ce soit quelque chose de trop réaliste parce que j'ai l'impression que cela aurait créé un ton extrêmement insupportable si l'on traverse autant de douleur et que l'on réagisse de la même manière. Ce qui m’intéressait avant tout, c’était de me rapprocher de l’âme de ces gens de manière concrète et comprendre à quoi ressemble l'univers des victimes et des bourreaux d'un point de vue physique et moral. J'avais donc besoin de personnes qui non seulement avaient un grand contrôle sur leur corps et leurs émotions mais qu'elles sachent aussi exprimer ces mots pour atteindre le ton du film. Le personnage joué par Claudio Cataño commence avec un homme de pouvoir mais il a été déshumanisé pendant la guerre, il est devenu un criminel sauvage.
Dès lors, tout son arc dramatique consiste à tenter de récupérer cette humanité perdue. Quant à la mère, elle apparaît au début fragile et faible : elle ne parle pas et ne comprend pas ce monde. Elle a encore comme des idéaux parce qu'elle a encore foi en l'humanité. Ce n'est pas comme si ces idéaux n'étaient pas nécessaires mais ils ne sont pas en harmonie avec ce qui se passe. La mère et le fils doivent faire ce voyage ensemble pour trouver ce qui manque à chacun d'eux. Si tous deux pouvaient penser et ressentir la même chose en même temps et de la même manière, il leur serait plus facile de se comprendre, mais c'est impossible. Le dialogue est nécessaire et l'un doit avancer avec l'autre, malgré la difficulté que cela peut représenter. Je pense que c’est seulement dans cette expérience partagée du monde que tous deux parviennent à se reconnaître. La réconciliation peut ainsi être envisager, comme la compassion dont tout le monde a besoin.
La relation mère-fils est à ce titre une relation qui sur le plan physique et émotionnel est le lien le plus fort qui puisse exister. Dans mon film, les personnages ne parviennent pas à se reconnaître, comme si le sang ne suffisait pas. Sur le tournage, les interprètes ont toujours été très généreux et ouverts pour se mettre dans des situations difficiles comme essayer de parler de cette horreur, de cette mort, de cette douleur, toujours en le faisant avec sensibilité et en comprenant les enjeux du film.
Entretien réalisé en mars 2025 lors de la 37e édition du festival Cinélatino, Rencontres de Toulouse où César Augusto Acevedo était venu présenter son film en compétition.

Horizonte
de César Augusto Acevedo
Fiction
125 minutes. Colombie, France, Luxembourg, Chili, Allemagne, 2024.
Couleur
Langue originale : espagnol
Avec : Claudio Cataño (Basilio), Paulina García (Inès), Edgar Duran Galindo (Israel), Michael Steven Henao (Basilio, adolescent)
Scénario : César Augusto Acevedo
Images : Mateo Guzmán Sánchez – ADFC
Montage : Soledad Salfate, Camila Beltrán
Consultant montage : Matthieu Taponier
Musique : Harry Allouche
Son : Juan Camilo Martínez – ADSC
Cheffe décoratrice : Marcela Gomez Montoya
Mixage : Anthony Juret, Jean-Guy Veran
Cheffe maquilleuse : Lina Fernanda Cadavid
Chef costumier : Julián Mauricio Grijalba
Production : Paola Pérez Nieto, Thierry Lenouvel
Sociétés de production : Inercia Pictures, Ciné-Sud Promotion
Coproduction : Donato Rottuno, Louise Bellicaud, Claire Charles-Gervais, Giancarlo Nasi, Titus Kreyenberg
Sociétés de coproduction : Tarantula, In Vivo Films, Quijote Films, Unafilm
Distributeur (France) : Bobine Films