Billet de blog 5 août 2022

Cédric Lépine
Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux
Abonné·e de Mediapart

Entretien avec Leonardo Medel, réalisateur de "La Verónica"

Après une sélection au festival de Biarritz et au festival international du nouveau cinéma latino-américain de La Havane où il reçut le Prix FIPRESCI de la critique internationale, « La Verónica » sortira officiellement dans les salles en France à partir du 17 août 2022. L'opportunité de découvrir un cinéaste audacieux autour d'une critique sans concession des excès des influenceurs sur le Net.

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Verónica, modèle et épouse d’un célèbre footballeur chilien, passe sa vie sur Instagram. Elle est prête à tout pour récolter 2 millions de likes afin de devenir l’égérie d’une marque de rouge à lèvre.

Cédric Lépine : Comment est apparue la nécessité pour vous de raconter une histoire du point de vue unique du réseau social ?

Leonardo Medel : Il est né en voyant le système de narration des « youtubers », des personnalités qui parlent directement à la caméra. Le montage de ces vidéos se fait en coupant sur l'axe, c'est-à-dire en réalisant un petit "jumpcut". Il me semble que c'est le moyen le moins cher d'enregistrer et d'éditer quelque chose. D'un autre côté, j'ai toujours ressenti un lien avec des films comme Jeanne d'Arc de Dreyer et Persona de Bergman. En d'autres termes, pour moi, La Verónica est un lieu de connexion entre les réseaux sociaux tels que YouTube, Instagram et le selfie, d'une part, et la tradition du cinéma qui utilise le premier plan ou le visage comme élément central d'autre part.

Illustration 1
Leonardo Medel © DR

C. L. : Quel fut le processus d'écriture du scénario ?

L. M. : L'idée de faire un film avec ce dispositif a précédé l'écriture du scénario. Avec ce dispositif en tête, je me suis assis en 2019 pour écrire le texte. Ma femme a travaillé les quatre dernières années en tant qu'influenceuse sur le Net, ainsi l'idée que le personnage central soit un influenceur est née de notre expérience immédiate de ce monde.

En outre, j'avais déjà travaillé avec Mariana [Di Girólamo] sur trois autres films. L'un d'eux était un court métrage intitulé La Verónica. Je voulais écrire un personnage pour Mariana. En fait, je voulais écrire un personnage pour la plupart des acteurs qui jouent dans La Verónica. Je n'aime pas le processus de casting : je préfère travailler avec les mêmes acteurs comme si nous appartenions tous à une même compagnie. J'ai ainsi écrit le personnage d'Andrea à Patricia Rivadeneira, celui de Moni à ma femme, Coco Paéz, celui du procureur à mon grand ami, Willy Semler.

C. L. : Les dialogues ont un grand rôle dans La Verónica : y a-t-il eu beaucoup de changements dans les phrases, du scénario au tournage ?

L. M. : Les dialogues ont très peu varié de la première version du scénario à la version finale du film. Comme je l'ai déjà dit, le scénario est né de mon expérience des réseaux sociaux. Beaucoup de dialogues ressemblent beaucoup à des phrases que j'ai pu entendre en travaillant dans la publicité. Ce que dit le directeur de la campagne des enfants brûlés, c'est quelque chose que je me suis entendu dire, une fois : cela m'a d'abord fait rire et ensuite j'ai eu honte de dire une chose pareille.

Le dialogue a peu changé car Mariana a interprété absolument tous ses dialogues à la lettre. C'était vraiment beaucoup de texte ! Le script original n'a que deux scènes supplémentaires que j'ai enlevées au montage.

Illustration 2
"La Verónica" de Leonardo Medel © DR

C. L. : Pourquoi avoir choisir le titre La Verónica ?

L. M. : Verónica fait allusion à la sixième station de la Via Crucis dans le chemin de la crucifixion du Christ. C'est un nom largement utilisé dans l'histoire du cinéma, notamment par Bergman et Kieslowski. Entre autres interprétations, il semble faire allusion à l'adjectif latin "vera" et au nom grec "eikon" qui pourrait être traduit par le Vrai Visage.

C. L. : Pourquoi avoir construit tout le film uniquement en plans-séquences fixes ?

L. M. : Je pourrais ajouter à ce que j'ai dit au début, que je crois que le plan est la brique à partir de laquelle le cinéma est construit. Il me semble que le plan d'un visage est la chose la plus universelle qui existe. J'ai ainsi tenté de faire un film dramatique réduit à l'essentiel, à la fois suffisamment classique et suffisamment contemporain.

C. L. : Quelle est l'influence de la communication sur Instagram dans la société chilienne d'aujourd'hui ?

L. M. : Il me semble qu'elle est omniprésente et globale. Au Chili, il y a deux téléphones portables et demi par habitant. En revanche, je dirais que la personnalité chilienne est plutôt circonspecte et timide, c'est pourquoi les réseaux sociaux sont devenus un mode de relation plus confortable que le face à face. Raúl Ruiz disait que le Chili est le pays le plus imaginaire de tous : je pense que les réseaux sociaux ont contribué à le rendre encore plus imaginaire et ainsi davantage considéré comme le rêve d'un pays.

C. L. : Peut-on voir dans le portrait du personnage éponyme la peinture d'une classe supérieure au Chili bien éloignée de la réalité quotidienne de la majorité des Chiliens d'aujourd'hui ?

L. M. : S'il est né en voyant le système de narration des youtubers, je pense que le portrait parle aussi de la tension entre cette classe et les classes sociales inférieures. De nombreux tests de commercialisation de produits sont réalisés au Chili car nous possédons toutes les couches socio-économiques. Nous sommes au Chili un échantillon de classes sociales aussi parfaitement séparées les unes des autres qu'entrelacées de manière complexe.

Verónica et Javier sont des personnages qui viennent des classes inférieures, comme beaucoup de footballeurs chiliens, et je pense que c'est une métaphore générale sur le Chili. C'est un pays humble qui, il y a quarante ans, était vraiment pauvre et qui connaît aujourd'hui le problème de l'enrichissement subit.

C. L. : Comment s'est déroulée la direction d'acteur.rices et surtout celle de Mariana Di Girólamo, avec qui vous avez travaillé auparavant dans vos films Harem et Hotel Zentai ?

L. M. : J'aime travailler avec les mêmes acteurs et écrire des personnages pour eux. J'aime que le travail sur le plateau soit agréable, léger et divertissant. J'aime cultiver des relations amicales avec les acteurs avec qui je travaille et avec mon équipe technique.

Travailler avec Mariana demandait beaucoup de concentration, en général toute l'équipe technique a tenté de limiter sa présence au moment du tournage. La quantité de texte que Mariana a dû apprendre équivaut à deux personnages principaux. C'était avant tout un travail structuré grâce à une amitié complice de près d'une décennie.

C. L. : Selon vous, quelles sont les relations entre les selfies des réseaux sociaux et le cinéma?

L. M. : Je crois que le cinéma a la capacité d'intégrer les formes de narration qui viennent des médias plus populaires. Il l'a toujours fait. S'agissant d'une discipline proprement moderne, elle a dans sa nature le souci de l'actualité, du progrès, des nouvelles technologies. En revanche, les nouveaux médias doivent tout au développement cinématographique. Je pense que dans les années 1920, il n'y avait qu'un seul grand écran, puis dans les années 1950, cet écran était divisé en écrans de télévision dans chaque maison. Dans les années 1990, ces écrans se multipliaient à l'intérieur de chaque écran sous forme de fenêtres, aujourd'hui nous nous déplaçons avec les écrans dans nos poches, sous forme de téléphones. Vu sous cet angle, nous vivons au milieu d'une explosion considérable d'écrans. Faire un cinéma qui intègre les réseaux sociaux n'est pas un acte d'innovation, c'est le simple portrait du contexte qui a toujours caractérisé le cinéma.

Illustration 3
"La Verónica" de Leonardo Medel © Moonlight Films Distribution

C. L. : Peut-on voir dans le récit que la protagoniste veut imposer à son public une propagande de l'idéologie du néolibéralisme ?

L. M. : Du néolibéralisme et de la postmodernité, de cette existence spectrale où tout est la représentation de soi. Pourtant, nous sommes incapables de faire du vide, ce qui sous-entend la production de toutes sortes de représentations, suffisamment tranquilles et désirables pour s'y reposer.

C. L. : Pouvez-vous expliquer l'importance du montage dans le processus de réalisation du film ?

L. M. : J'ai la chance de travailler depuis près de vingt ans avec Daniel Ferreira, monteur de tous mes films et associé de la société de production Merced. À première vue, il semble que le montage ne soit pas si pertinent dans un film comme celui-ci, mais la vérité est que les scènes ont subi de nombreux changements de lieu tout au long du film et que plusieurs scènes ont été coupées. Nous avons cherché à faire un film harmonieux et je pense que nous y sommes parvenus en grande partie grâce à ce travail de montage et de conception sonore, tous deux signés Daniel Ferreira.

C. L. : Quels furent vos échanges avec le directeur de la photographie pour construire les cadres des images ?

L. M. : Avec Pedro García, nous avons également cultivé une relation au fil des années, puisque c'est notre quatrième film ensemble. Je pense que Pedro est un grand artiste, toujours ouvert à travailler dans des formats ou des médias inconnus. Nous avons réalisé plusieurs films en réalité virtuelle ensemble et de nombreux clips vidéo. Une grande partie de la dynamique visuelle du film a été construite par Pedro. Je pense que la photographie du film se rattache d'une part à la tradition dramatique, au cinéma de Jeanne d'Arc et de Bergman, mais d'autre part, le film se rattache à YouTube, à Instagram, à la publicité sur les réseaux sociaux, aux couleurs saturées et des images faciles à consommer. C'est une photographie à la fois pleine et vide.

C. L. : Quelle est l'influence réelle des réseaux sociaux sur les désirs des Chiliens d'aujourd'hui de construire une société unie ?

L. M. : Après la pandémie, le marché en ligne s'est développé très rapidement. Nous consommons non seulement des produits via les réseaux sociaux, mais dans une large mesure, nous consommons la réalité à travers eux. Tout n'est pas un problème de ce point de vue : l'explosion sociale, qui est apparue alors que nous tournions La Verónica en 2019, s'est produite en grande partie grâce aux réseaux sociaux. Ce processus a conduit à la possibilité de mettre fin à la Constitution imposée par le gouvernement Pinochet et de la remplacer par une autre avec des électeurs démocratiquement élus. Je crois que les réseaux sociaux sont déjà en grande partie un moyen de plus de construire la société.

Illustration 4

La Verónica
de Leonardo Medel
Fiction
100 minutes. Chili, 2020.
Couleur
Langue originale : espagnol

Avec : Mariana Di Girólamo (Verónica Lara), Patricia Rivadeneira (Andrea), Ariel Mateluna (Javier Matamala), Antonia Giesen (Julita), Willy Semler (le procureur), Josefina Montané (Carolina), Gloria Fernández (Amanda), Constanza Ulloa (Moni)
Scénario : Leonardo Medel
Images : Pedro García
Montage : Daniel Ferreira
Musique : Carlos Cabezas & Sol Aravena
Son : Daniel Ferreira
Production : Merced
Producteur : Juan Pablo Fernández
Vendeur international : Films Boutique
Distributeur (France) : Moonlight Films Distribution

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