Billet de blog 5 décembre 2016

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Cédric Lépine

Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux

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Entretien avec Jurgen Ureña à propos de son film «Abrázame como antes»

Au sein de la section consacrée aux longs métrages d'Amérique centrale du Costa Rica Festival International de Cinéma 2016, Jurgen Ureña présente son second long métrage : "Abrázame como antes". Tourné intégralement à San José, l'histoire conte la vie de Verónica et Greta, deux amies transgenres exerçant le plus vieux métier du monde.

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Jurgen Ureña © José Pablo Castrillo

Cédric Lépine : Que penses-tu de l'idée d'un cinéma qui offrirait un espace de représentation sociale à des personnes qui peinent à trouver cet espace dans la société comme le suggère ton film ?
Jurgen Ureña :
Le cinéma est un moyen qui permet de penser à la possibilité de changer la réalité sociale. Qu'il s'agisse du cinéma de genre et/ou plus largement industriel, le cinéma apporte toujours un commentaire sur la société. J'apprécie pour ma part beaucoup le cinéma dans cette dimension mais pas nécessairement dans la littéralité de cet aspect. Ceci signifie que par exemple dans Abrázame como antes je souhaitais m'éloigner de la posture discursive du réalisateur qui fait une fusion entre son sujet et le propos de son film. Je préfère le cinéma qui établit une distance entre ces deux aspects. Il y a donc en cela une posture politique en relation avec la communauté transgenre et les lieux qu'elle occupe socialement. Le film ne doit pas affirmer littéralement cette situation en montrant des personnages violentés par d'autres, cherchant à rompre avec la prostitution, etc. Je trouve cette manière de s'exprimer au cinéma trop manifeste et donc offensive pour le spectateur. Dans un des derniers dialogues du film, l'un des personnages explique à l'autre qu'il ne veut pas quitter la rue car la rue est à lui. Je crois que les personnages ont comme unique obligation d'être de vrais personnages, d'avoir une vie à l'intérieur de ce monde fictif : ils ne doivent pas réciter un discours ! Le débat social doit venir après le film : j'aime beaucoup l'idée que la conclusion d'un film n'arrive pas avec le générique de fin mais que le film se poursuit autour d'échanges entre le public. Dans le processus de socialisation du film, il appartient au spectateur de compléter celui-ci. Il suffit de penser à l'œuvre inachevée de Kafka qui reste l'un des plus grands moments de la littérature du siècle dernier : elle réussit à parler de toute une époque alors qu'au moment où Kafka écrit, ce siècle ne fait que commencer. Je pense que ce type de récit sollicite de la part du lecteur davantage de participation. Abrázame como antes peut être vu, non pas de manière massive, mais par un public plus large qu'une certaine élite et générer une véritable réflexion.

C. L. : À plusieurs moments du film, le personnage principal, Verónica, éteint la lumière, laissant le spectateur dans l'obscurité : peut-on y voir la volonté pour le personnage de contrôler son propre récit en ponctuant ainsi le rythme du film ?
J. U. : L'intention initiale était de clore certaines grandes étapes abordées par le film : une chose finit et une autre commence. Cette ponctuation permet de mettre en valeur de nouvelles situations que s'apprêtent à vivre les personnages, créant implicitement dans le film le passage d'un chapitre à un autre. Ceci caractérise la relation de Verónica à son passé auquel elle est toujours étroitement liée : pour pouvoir avancer, elle doit laisser derrière elle des choses de son passé. Quand elle voit les deux autres personnages dans le même lit, dans une scène d'inceste métaphorique (car ce sont tout deux ses enfants métaphoriques), elle est contrainte à laisser une nouvelle fois une part de son passé. Elle apprend ainsi que son idée de la famille est plus complexe qu'elle ne le pensait au préalable. La famille qu'elle forme n'est pas moins imparfaite que celle qui l'origine et dès lors, l'envisager, la réconcilie avec son passé.
Cette prise de conscience me vient a posteriori : un film est un moyen d'investigation qui aboutit à une prise de conscience. Lorsque je commence à écrire les premières lignes d'un film, je suis encore à la superficie de la réalité dont je veux traiter. Durant l'écriture, comme le tournage et le montage, de nouvelles choses apparaissent et se révèlent à moi. Au départ, j'avais ainsi quelques thèmes en tête comme la prostitution. Car même si elle a déjà été abordée à plusieurs reprises au cinéma, je pense qu'elle l'est souvent de manière superficielle : c'est une situation qui nous accompagne historiquement puisque d'aucuns disent qu'il s'agit de la profession la plus ancienne au monde. En outre, s'est ajouté le thème de la prostitution transgenre qui est à la fois très spécifique et très contemporaine. Le film avançant, je me suis rendu compte que l'histoire ne pouvait pas se révéler seulement dans ces thèmes. La famille a alors pris davantage de place, à la fois plus universel et plus complexe. Je ne commence à comprendre mon film qu'une fois celui-ci réalisé. Selon Godard, il vaut mieux penser une image filmée que filmer une image pensée. Je m'identifie complètement avec cette réflexion où par exemple il m'arrive de réfléchir à la raison qui m'a poussé à filmer telle scène. C'est là un type de cinéma qui ne peut pas exister à l'intérieur d'une conception industrielle du cinéma.

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"Abrázame como antes" de Jurgen Ureña © José Pablo Porras

C. L. : Les espaces dans le film possèdent une grande charge symbolique comme cet appartement où la place de la mère est très importante et qui est comme un utérus où les personnages entrent pour renaître.
J. U. : Cet appartement est en effet un refuge alors que l'extérieur est menaçant et agressif. L'intérieur est ainsi l'espace où toute cette violence cesse d'exister. Ainsi la rue est l'espace où deux femmes peuvent se battre pour défendre leur territoire. Pour autant, les premières scènes qui montrent la rue n'expriment aucune menace particulière pour ces deux femmes en train de converser tranquillement. Cette scène permet d'introduire les personnages principaux sans nécessité de les montrer dans leurs rapports avec leurs clients. Je souhaitais aussi éviter le cliché opposant l'insécurité de l'extérieur et le refuge intérieur. Telle était l'idée de départ. Au fur et à mesure, cet appartement s'est en effet transformé en un utérus. Au moment où le personnage de Tato réussit à sortir de l'appartement, il commence à éprouver une certaine tendresse pour ce lieu où il était tenu enfermé. Le rôle symbolique de la mère est non seulement présent à travers l'autel que lui dédie Verónica mais aussi en terme plus général d'espace.

C. L. : L'idée d'enfermer quelqu'un pour pouvoir le protéger de l'extérieur témoigne aussi étroitement de la réalité locale de l'habitat de San José (Costa Rica) où chaque maison est entourée de fils barbelés, de grilles à barreaux aux portes et aux fenêtres.
J. U. : En effet, la ville de San José est encerclée de montagnes et ceci témoigne aussi de la relation des habitants de San José aux autres. Il y a ainsi l'idée que le centre du pays s'oppose au reste, qu'il s'agisse des côtes caraïbes ou pacifiques. Cet imaginaire montre bien le désir de s'enfermer sur soi pour se protéger qui date déjà de l'implantation des premiers conquistadores sur le territoire : après avoir franchi les montagnes, ils ont envisagé cet espace comme une terre intérieure. Ceci les a d'autant plus marqués que la végétation était dense et qu'ils avaient besoin de fonder une ville. La possibilité de pouvoir s'enfermer pour se protéger entre les montagnes est devenu pour eux un symbole de victoire. Effectivement, on peut voir le phénomène contemporain des maisons entourées de fils barbelés, des « maisons prisons », comme une dynamique sociale récente mais ce désir imaginaire s'est également installé dans ce pays depuis plusieurs siècles.

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"Abrázame como antes" de Jurgen Ureña © Gustavo Brenes

C. L. : Le film est presque exclusivement tourné de nuit, comme s'il s'agissait d'un film de vampires. D'ailleurs, la figure du vampire est présente sous forme d'images que dessine l'une des protagonistes. Peux-tu parler de cette envie d'approcher cette dimension du film de genre ?
J. U. : Je me suis rendu compte que nous étions en train d'une certaine manière de réaliser un film de vampires d'autant plus que la direction artistique du film développait divers aspects gothiques. Nous filmions alors des choses directement associés aux films de vampire. Mais cela devenait une sorte de caricature qui ne fonctionnait pas du tout et ne servait en rien à la texture du film. L'unique moment qui reste du cinéma d'horreur est le moment où Verónica entre dans son appartement et que tout est obscur. Il est vrai que j'aime beaucoup jouer avec les genres cinématographiques et dans le prochain long métrage que je suis en train d'écrire, il en sera aussi question. Le grand défi est de trouver dans la réalisation d'un film un équilibre entre les différentes références sans sombrer dans le pastiche.

C. L. : À certains moments du film, les personnages finissent par fusionner avec les espaces urbains, les couleurs de leur vêtement se confondant avec les couleurs de la ville et la texture des murs devenant un épiderme humain. Quels liens établis-tu ainsi ainsi entre la ville et tes protagonistes ?
J. U. : Il est évident que le choix des lieux ne s'est pas fait au hasard et je tenais à ce que ceux-ci ne soient pas éloignés les uns des autres afin de délimiter un territoire précis. Cette possibilité de lecture du film où les personnages sont en train de fusionner avec leur espace et représentent à la fois la ville et la société, me paraît fantastique. Je crois qu'il y a de ma part un choix bien conscient de ces lieux et à envisager ce qui se passe lorsque les personnages effectuent une transgression à l'égard de ceux-ci. La transgression des lieux n'a alors rien d'anodin et rappelle la notion de territoire associée à chaque individu. C'était aussi très important pour moi que mes deux protagonistes vivent et travaillent dans le même quartier de la ville alors qu'en réalité la plupart des prostituées ne vivent pas là où elles travaillent.
Il existe aussi un jeu bien conscient avec les lieux où par exemple lorsque les personnages sortent de la discothèque, ils se retrouvent sur une grande place avec au fond le drapeau du pays et le palais du justice. Voir deux personnages transgenres marcher librement et tranquillement sur la place où sont présentés les symboles de la justice et de la légalité du pays donne une lecture symbolique au film d'une grande portée. Cette scène devient alors un manifeste politique. C'est en quelque sorte une victoire pour ces personnages souvent confrontés à la justice et mis au ban de la société. On pourrait imaginer qu'il s'agit seulement d'un film qui accompagne la quotidienneté de personnages mais on voit dans ce genre de scène les couches de lectures possibles qui vont au-delà de ce rapport immédiat. Ces bouts de sens dans le film sont comme des messages glissés dans une bouteille lancée à la mer. Si quelqu'un peut ensuite les lire à partir de sa propre perspective, que demander de plus ? Je pense aussi que lorsque l'on choisit les lieux où l'on va tourner, on choisit par la même occasion le type de film que l'on souhaite. Je reprends ici l'idée de Robert Bresson selon laquelle de faibles moyens sur un film, permet d'utiliser au mieux lesdits moyens pour en tirer le maximum de sens.

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