Dans la capitale de la salsa, Turco découvre que les afro-descendants colombiens ont adopté des formes multiples de musiques et de danses métissées. Le film, en compétition fiction pour l’édition 2016 de Cinélatino, a été programmé dans de nombreux festivals, à commencer par celui de Cartagena 2016 (Colombie), où il a reçu le prix spécial du jury du FICCI 56, dans la compétition officielle cinéma colombien.

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Marie-Françoise Govin : Le film se passe entièrement à Cali. Le spectateur a une vision fragmentée de la ville avec différents quartiers. Pourquoi Cali ? Qu’est-ce que représente Cali ? Et pourquoi ces quartiers si divers ?
Ángela Osorio Rojas : Notre vision de Cali n’est pas fragmentée. En tout cas nous ne l’avons pas pensée comme ça. Jusqu’ici, nous n'avions même jamais vraiment eu de commentaire sur ce que pourrait être Cali en termes de continuité de ville.Pourtant de manière générale on peut dire que Cali est une ville fragmentée de toutes façons. Mais Siembra ne présente pas Cali telle qu’elle est, parce que c’est un film ; nous avons construit un monde déterminé qui est représenté par ce film.
Effectivement il était très important pour nous de faire la distinction entre une ville plus ou moins en développement et une zone à peine en urbanisation où ce sont les personnes elles-mêmes qui construisent l’espace.
Il y a deux dimensions, d’une part c’est un espace urbain ouvert où l’on peut circuler en voiture, voir des monuments et des constructions et d’autre part un autre lieu qui ressemble plus à un hameau ou à un village qu’à une ville. Comme s’il y avait une juxtaposition, presque une contre position.
Avec l’idée de faire sentir à travers le son et à travers l’image ce qui change entre ces deux espaces, comment la vie dans ces quartiers est ressentie : à l’intérieur, une vie pleine d’enfants et le fait qu’on entend tout dans les maisons versus la ville où on a une sensation de solitude, où l’on marche seul malgré la présence de beaucoup de gens. Nous cherchions à montrer une juxtaposition ce qui apparaît surtout au moment où Turco parcourt la ville. Il quitte son lieu et commence à parcourir les rues de cette ville, ainsi que sa périphérie.
Cédric Lépine : Pouvons-nous voir dans cette idée l’envie de faire un témoignage anthropologique à partir d’une fiction ?
Ángela Osorio Rojas : Tout d’abord, effectivement l’intention n’est pas de faire sentir que ce qui est à l’écran se raccroche à la réalité ; la vision du réalisme n’est pas soutenue par l’idée que ce que le film doit défendre c’est la réalité mais de créer une tension dramatique et esthétique par des images.
Pourtant la réalité - disons son contexte social - est comme un miroir qui est là tout le temps. Apparaissent alors des éléments intéressants qui permettent de réfléchir : il y a comme un déterminisme des lieux et ces lieux de quelle que manière que ce soit touchent la sensibilité. À partir de là il est possible de penser des problématiques qui en surgissent.
Le contexte - et ces problématiques - sont généraux : par exemple des pères peuvent perdreleurs fils dans n’importe quel lieu. Dans le film d’Oscar Ruiz Navia (Los Hongos), un garçon peut vouloir s'en aller et se confronter à une autre culture dans n'importe quel lieu. Alors, il s'agit de donner de la pertinence au contexte pour que la narration fasse sens.
S'il y a un intérêt à s'inscrire dans un contexte donné, je suppose que c’est de faire vivre avec sensibilité ce que vivent les gens, de montrer comment les problématiques humaines générales prennent tout leur sens selon le contexte, mais aussi de faire réfléchir.
Marie-Françoise Govin : Est-ce que Turco et Yosner existent ? Est-ce que ce sont des personnes que vous connaissez ?
Ángela Osorio Rojas : Non, les acteurs ne représentent pas leurs propres vies. Diego est un musicien chanteur auteur du Pacifique qui vit à Temvici, une ville où les habitants ont été déplacés. Mais comme nous tous, il a été confronté aux violences. L’acteur qui joue le fils, Luis, n’a pas vraiment été déplacé mais son père oui. Et ils l’ont tué. Mais ils ne jouent pas leurs vies.
Nous avons fait des recherches pendant une longue période. À ce moment-là, nous avions travaillé par entretiens, avec une démarche ethnographique. Mais la construction dramatique du scénario exigeait de prendre des éléments très condensés de cette partie de la recherche et de nous en dissocier ensuite afin de construire le reste, c'était une nécessité. Finalement, Turco ne représente pas une personne spécifique avec qui nous avons parlé pendant trois ans mais condense une montagne d’éléments que nous avons trouvés là-bas.

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Cédric Lépine : Nous parlons d’une culture qui non seulement se trouve physiquement dans la réalité mais aussi dans un imaginaire. Comment avez-vous pensé l’esthétique et le rythme du film pour rencontrer cette culture ?
Ángela Osorio Rojas : Santiago et moi avons réalisé l’image. Nous avions travaillé ensemble longtemps, pendant dix ans. Nous venons du documentaire. Nos documentaires étaient très près des personnages : nous traitons de ce qui est là, au plus près des personnages. Voilà comment nous préparons notre travail : je me concentre sur les personnages et Santiago est avec la caméra, avec un niveau de proximité élevé. Pour nous, c’est une nécessité de travailler très près des personnages, et dans le cas particulier de Siembra, nous avions un intérêt fort pourle corps, pour faire sentir qu’il y a diverses manières de sentir que le corps respire. D’un autre côté, ce qui est semblable à d’autres films, c’est tout le travail préalable nécessaire pour penser comme on aimerait que soit l’image : nous avons regardé des photos, des peintures, et pour l’image nous portons une attention particulière au langage cinématographique, à l’esthétique, comme dans le néoréalisme italien. En peinture par exemple, nous aimons beaucoup Le Caravage pour la manière dont il exprime le corps, y compris le corps mort d’une manière super dramatique et expressive. En photo, nous nous intéressons beaucoup à la manière dont a été relatée la crise de la fin des années 1920 aux États-Unis. Ainsi le Noir & Blanc permet de représenter de manière digne une situation assez compliquée sur le plan économique pour les personnes ici dans cette autre partie de l’Amérique.
Quant aux lignes de construction, nous avons un passé commun et une démarche proche avec William Vega, Oscar Ruiz Navia, César Augusto Acevedo. Nous avons fait les mêmes études, dans la même université ; on peut supposer que nous avons vu plus ou moins les mêmes références, et nous avons même partagé une série d’expériences bien qu’il y ait des différences bien sûr. En termes de goût, chacun a développé sa propre esthétique et sa propre forme narrative.
La vision d’Oscar Ruiz Navia et Gerylee Polanco Uribe, les producteurs de ce film, est celle d'un cinéma libre. Nous avons toujours eu un feed back sur toutes les décisions que nous prenions. De plus, il n'y avait pas pour nous de ligne directrice forte à suivre en termes de montage.
Il y a un aspect particulier parce que nous, ainsi que les producteurs, nous sommes complètement immergés dans le film. Comme nous sommes aussi producteurs, il fallait ajouter la production et la réalisation du scénario : j’étais responsable de la direction des acteurs et Santiago était à la caméra. Nous étions très très attentifs à la photo. Il y avait comme un contrôle entre les deux pôles : la direction d’acteurs et la photo. Puis nous avons fait le montage avec une immersion assez forte dans le film. Et il y avait des moments où nous étions presque un peu effrayés comme si l'on manquait d'air, où nous ne nous sentions plus sûrs de nous, même si des personnes nous donnaient des retours sur le montage. C’était donc une très très forte immersion.
Cédric Lépine : Avez-vous travaillé avec un préparateur d’acteurs, comme l'ont fait César Augusto Acevedo (La Terre et l’ombre) et Ciro Guerra (L’Étreinte du serpent) ?
Ángela Osorio Rojas : Non, nous non. En réalité nous connaissions la plupart des personnes qui interprètent les personnages.
Dans le processus du scénario, nous avons eu besoin de donner un visage aux personnages que nous avions écrits alors que nous n'avions pas encore fait de casting ; mais comme nous venons du documentaire nous avons eu besoin de références. En effet, quand on écrit un projet de documentaire, on a un personnage, on parle avec lui et alors viennent les idées. Et dans le cas de ce film, nous nous sommes dit : « cherchons à lui donner un visage ». Nous pensions à quelqu’un qui par son physique ou par un aspect de sa personnalité nous aiderait à nous sentir plus à l'aise dans cette étape d’écriture. Et effectivement, nous avons pensé à Diego Balanta. On y a pensé et on est passé à autre chose.
Ensuite j’ai commencé le casting. J’aime beaucoup faire les castings. Ça me paraît une chose incroyable pour connaître les gens, connaître leur dynamique et la manière avec laquelle chacun se prépare, y compris les réalisateurs, à faire un casting. Et pendant cette période, je ne trouvais personne qui correspondait à ce Diego Balanta que nous connaissions, alors on s'est dit qu'on pouvait travailler avec Diego lui-même. Nous le connaissions depuis déjà dix ans, tout comme Inés, et nous entretenions avec eux une réelle relation de confiance, dont on a pu profiter. Et cela nous a permis de travailler avec eux.
Nous avons travaillé environ un mois et demi avec eux. Par-dessus tout, ce qui nous intéressait le plus, c'était de développer une série de codes de communication, parce que bien que nous nous connaissions depuis longtemps, il était nécessaire de dire ce que signifie chaque chose. Alors j’ai développé une autre forme de langage non seulement verbale mais encore corporelle avec le toucher, le regard. Ainsi on a commencé à créer une série de codes, qui comprenaient aussi la manière et le ton pour parler. Tel a été le travail préalable.Et je crois que cette confiance a fait d'une certaine manière que nous n'avons pas cherché d’appui dans la préparation des acteurs.
Nous avions aussi un assistant réalisateur : William Vega. Donc à certains moments, s’il y avait un doute ou besoin d’un feed back, nous pouvions compter sur lui. Il nous donnait sa vision et il nous aidait dans ce sens d’égal à égal avec un très grand respect : il donnait son opinion mais c’était notre film, c'était comme un code implicite entre nous.
Marie-Françoise Govin : Pouvez-vous nous parler de la musique ? Cali est la capitale de la salsa et il y a beaucoup de sortes de musique dans le film. Le titre, Siembra, est-ce une référence à la musique ?
Ángela Osorio Rojas : Pour nous la musique est super importante pour différentes raisons.
Deux jeunes s’affrontent dans une danse et dans ce qu’on peut appeler un duel. Le deuil [qui se dit aussi duelo] est le processus postérieur à une mort ; il y a donc deux dimensions du duel. Il y a un duel entre la musique du père et la musique du fils : le père préfère une musique qui vient plus de l’intérieur, de la zone rurale, beaucoup plus traditionnelle, avec des pauses et aussi beaucoup plus mélancolique, et le fils qui est immergé dans une culture urbaine, où les rythmes musicaux sont complètement mélangés, entre salsa, rap, reggaeton, un mélange d’éléments urbains. Il était important pour nous de comprendre comment ces deux mondes vivent ensemble, parce que c’est ce qui se passe réellement avec l’immigration. Les choses arrivent de loin et se transforment, deviennent différentes de ce qu'elles étaient à l'extérieur ; et la ville se les approprie. Ainsi, de la même façon que certaines choses viennent de l’intérieur même du pays, d'autreschoses viennent de loin, comme la musique nord américaine, ou encore les rythmes de l’Amérique centrale. Tout se mélange dans une sorte de bouillon de culture, culturel, vivant et imparable et la culture continue continue continue, et va toujours de l'avant.
Le titre Siembra n’est pas directement en relation avec la musique. Siembra est plus en relation avec cette idée de confrontation au deuil, de la nécessité de s'y confronter. Le deuil-duel de Turco est ancré dans le sentiment d'être sans racine à travers tout le processus rituel du film.
Pour nous, la musique est très importante parce que tous les rituels sont soutenus par un accompagnement sonore, composé de sons parfois bas parfois haut et bien plus.
Le rituel, et de manière plus générale le film, se termine par un retour à la terre où se trouvent les racines. Il s’agit de trouver un lieu où nous enterrons les personnes que nous aimons, c'est une façon de laisser une racine qui nous attache au lieu. Et il est clair que Turco est une de ces personnes qui cherchent un lieu pour mettre une racine. Et de manière paralogique, en perdant quelqu'un, il parvient à trouver une autre forme pour mettre une racine de ce lieu dans lequel il ne voulait pas être.

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Cédric Lépine : Au sujet de racine, de ton point de vue, faire un film c’est trouver des racines ?
Ángela Osorio Rojas : Quand nous avons commencé le travail nous pensions à la manière dont la carte de la Colombie se transformait. Et ponctuellement comment elle s’est transformée aussi à Cali. Il y a eu des inquiétudes puisqu’elle se transformait à partir des migrations internes etdes personnes déplacées. C’est un sujet que nous devions intégrer.
Un autre sujet est une question extrêmement tangible pour ceux qui vivent à Cali puisqu’il y a un fort pourcentage de population afro descendante. C’est une ville latino-américaine avec une population noire.
Pour nous la question fondamentale de Siembra est que toujours, quand on parle du conflit armé, il y a une référence exclusive aux moments de crise, aux grands événements, aux grands pics, aux événements violents - hélicoptère, bombe, confrontation militaire -, mais nous, nous voulions traiter de quelque chose d’un autre ordre : l’idée de ce qui se passe après, ce qui se passe le lendemain, c’est-à-dire après ces pics. Montrer comment le fond de l’iceberg - le pic c’est comme la pointe d'un iceberg mais dans le fond il se passe quelque chose. Après un moment de forte crise, les personnes vivent, les années passent. Que se passe-t-il dans leurs vies après un tel événement, qui paraît être la chose la plus terrible qui soit, mais qui est passé ? Comment on peut supporter cela ? En outre, pour nous il y a eu une question importante qui a coïncidé avec la sortie de Siembra. La Colombie vit un moment important et quand ont commencé les signatures de l’accord de paix, la question « demain que va-t-il se passer ? » est revenue en force.
Que va-t-il arriver ? Comment allons-nous mener cela ? Comment allons-nous travailler ? Avec la mémoire ou la racine qui ont été cassées, qu'est-ce qu'il va se passer demain ? Comment allons-nous refaire la vie dans ce nouveau lieu ou dans cet autre ? Comment les gens vont-ils retourner à leurs terres ? Il s'agit ici de se penser avec la finesse du détail de la quotidienneté. C'est cela qui nous a intéressé, au-delà de l'acte violent. Ce n'est pas que nous soyons contre la représentation de la violence, même pour une question de style. Mais ce qui nous intéressait dans ce film étaient les questions : qu’est-ce qui se passe ? Comment vis-tu quand le pire est supposé être passé ? Si c'est bel et bien passé, comment prendre en charge ce vécu? Je crois que dans le contexte actuel, c’est une question pertinente – ce le sera toujours, dans n’importe quel contexte de lendemain : que va-t-il se passer ? comment exister après tout ce qui s’est passé ?
Cédric Lépine : À propos de l'idée de laisser une semence (siembra) pour le futur... Ce qui est intéressant dans le film c’est de voir qu’il commence avec la jeunesse. La jeunesse est la construction du futur. Ensuite plus loin dans le film vient l’histoire antérieure du père. C’est une décision politique de votre part de dire : nous voulons penser le futur avec la jeunesse et penser en même temps au souvenir ? Car du souvenir vient la semence (siembra), parce qu’il n’y a pas de futur pour la jeunesse s’il n’y a pas un espace pour la mémoire, non ?
Ángela Osorio Rojas : Oui dans Siembra, le détenteur de la mémoire est le père ; il sent et il exprime qu’un espace de terre n’est pas seulement un espace physique mais plus, que la terre est un territoire, et dans ce sens, elle a une dimension culturelle au-delà de l'espace physique. Je ne sais pas si les gens dans la ville ont ce rapport à la terre. En Colombie, il y a un dicton qui dit que, quand tu es très pauvre, tu n’as même pas un lieu où tu peux mourir tranquille. Mourir nécessite un espace physique dans la terre : c’est une nécessité basique de relation entre l’humain et la terre que cet espace physique de terre. Alors Turco a tout le temps ses références ; c’est comme une dimension vitale.
Comment pensons-nous le territoire ? Si tu as X mètres carrés quelque part, qu’est-ce que ça représente en termes culturels ? Quelle est la relation avec ceux qui sont là et le type de travail que tu peux y faire, avec lequel tu te sens à l'aise ? Il y a aussi toute une dimension culturelle et artistique, ainsi que des constructions politiques qui ne sont pas nécessairement gouvernementales entre les mêmes gens, les mêmes dimensions éthiques d’une même communauté.
Dans ce sens on peut dire que Turco se souvient en permanence de sa relation avec le territoire qui passe évidemment par une relation de construction de la mémoire, notamment parce qu'il est traversé par une mémoire orale.
C’est comme une série de tissus ou de racines qui se construisent, qui peuvent être chargés, et même parfois saigner. Et je sens que nous nous nourrissons sans cesse de nos racines. Quand une personne quitte un lieu, elle continue d’alimenter ses racines. D’une certaine manière, quand elle arrive dans un nouveau espace, elle recommence à tisser ces mêmes racines entre elles.
C'est le cas pour Turco quand il comprend qu’il ne pourra pas revenir dans sa terre. Alors un lieu qui lui paraissait intermédiaire pendant un moment devient pour lui un lieu où arriver mais aussi un nouvel espace où il peut essayer de planter ses racines. Cela fait comme un mélange, avec aussi la mémoire de l’aire urbaine et de l’aire rurale qui commencent à se mélanger aussi.
Marie-Françoise Govin : Je voudrais revenir sur une question esthétique. Pourquoi le choix du Noir & Blanc ? Avec ses nuances, le Noir & Blanc est-ce un moyen de créer un autre type de couleurs ?
Ángela Osorio Rojas : Le Noir & Blanc est apparu dès le projet initial, à la préproduction, dès que nous avons commencé à travailler avec le directeur de la photographie, en faisant des essais avec les appareils. Nous avons accentué beaucoup plus les propositions qui correspondent à ce qu'on a gardé ensuite pour le film.
En premier lieu, nous pensons que le Noir & Blancest une option en soi, c’est-à-dire qu'entre toutes les dimensions que nous captons dans l'image en terme de froids, d'opaques et de brillants, figure celle du Noir & Blanc.
En second lieu, le Noir & Blancest apparu utile pour que le film puisse faire comme une révision en termes de réalisme ; avec le Noir & Blancil est évident que ce n’est pas la réalité elle-même. Supprimer la couleur est une figure de suppression, selon le point de vue rhétorique de supprimer quelque chose. Et ça nous intéressait que le regard se dirige un peu plus sur ce qui se passe à l’écran plutôt que comparer l’écran à la réalité. De cette façon, nous avons tenté de générer des relations vraies entre le spectateur et la fiction, bien qu'il y ait des éléments véridiques et réflexifs dans celle-ci : voilà quelle était l’intention.
Nous voulions aussi fairesentir que le cinéma est essentiellement esthétique. En comprenant tout ce que cela implique, à savoir que l’esthétique n’est pas apolitique, ni éphémère. Nous avons eu une série de discussions pour trouver la place de l’esthétique et sa fonction, par-dessus tout nous avons mené une réflexion. La décision du Noir & Blanca donc été marquée par tout cela à la fois.
Ce qui ne veut pas dire que les autres films seront en Noir & Blanc ; mais plutôt que pour celui-ci, cette esthétique nous est apparue idéale. En chemin nous avons découvert aussi qu’elle était idéale et parfaite parce qu’elle nous a permis de faire des trouvailles en travaillant sur les images. Souvent on se focalise trop sur la couleur et la couleur distrait beaucoup. Là on a bien mis en évidence que l’image est aussi « un toucher ».
Cela nous a permis de trouver des textures, et d’une certaine manière nous avons pu les inclure à notre travail. Nous sommes passés d'une façon de penser en couleurs, en grains de couleurs à une autre dimension en Noir & Blanc. Nous avons fait en quelque sorte un traitement de la couleur en le traduisant en Noir & Blanc, mais nous avons introduit un autre élément fondamental dans la direction artistique, à savoir la texture, qui était la plus cohérente avec le sujet que nous travaillions. Parce que ce sont des gens qui refont leur vie à partir de fragments de choses qui servaient à autre chose : une serviette qui se transforme en porte et une fiche qui se transforme en toit : il y a là comme une série de mélanges et de textures, que nous avons commencé à explorer à travers chaque chose, opaque, brillante, transparente. Il nous a fallu comprendre que si parfois, nous pensons que les personnes noires sont noires, en réalité il n'y a pas de noirs, la palette de leur couleur de peau est très ample, et de la même façon les Blancs ne sont pas blancs. Ça nous a permis de constater ce panel si grand qui existe, avec des peaux brillantes, cafés, et d’autres claires et opaques. On pense alors en textures, et pourtant ça n'existe pas seulement dans le Noir & Blanc.Pour l’avenir c’est donc un apprentissage très précieux, pour ne pas se focaliser seulement sur la couleur, en comprenant les textures, parce que l’image a ce potentiel de révéler des sens de ce que nous voyons.
Entretien réalisé à Toulouse en mars 2016 par Marie-Françoise Govin et Cédric Lépine, avec la relecture attentive de Myriam Riffaut.