
Cédric Lépine : Pour chacun de vos films, vous vous appropriez votre sujet à travers la culture des personnes filmées et proposer la forme d'expression artistique la plus appropriée.
Marie Losier : Comme je viens des beaux arts et de la littérature américaine, que je n'ai pas suivi d'écoles de cinéma, je n'ai absolument pas d'idées préconçues par rapport à une écriture de scénario. Je n'ai donc jamais pensé à ce que deviendrait le film fini. Je n'avais pas de limites de temps pour réaliser ce film. Je pense que le temps est ce qui forme aussi le film à travers notamment la répétition de la rencontre avec les personnages. Ce ne sont jamais des personnes que je choisies, c'est chaque fois la vie qui me propose ces rencontres de personnes dans chacun de mes films. Ces amitiés deviennent finalement des films. En raison du parcours que j'ai eu à New York dans les Beauts-Arts autour de la peinture, j'ai voulu aussi m'en éloigner pour accéder à mon indépendance artistique. J'ai commencé ainsi à travailler dans le théâtre pour Richard Forman, metteur en scène mythique à New York, à la frontière entre le cinéma de Jonas Mekas et le théâtre expérimental. J'ai très vite atterri il y a vingt-cinq ans dans le milieu underground avec des écrivains, réalisateurs qui croisent tous les médiums de la création avec la plupart du temps des économies personnelles, c'est-à-dire sans contrainte économique. Ceci signifie aussi une communauté d'amis très forte qui me forme et me maintient en vie en recréant une nouvelle famille ! J'ai toujours pu compter sur le soutien de cette famille pour réaliser mes films. Un tournage devient dès lors une fête, une célébration. Pour moi le bonheur se trouve davantage dans le moment du tournage et de ce qui s'y passe plutôt que tout autre axe de pensée par rapport à la fin du film.
Je pense que c'est mon amitié avec Cassandro qui a fait ce film parce que je ne sais pas être autrement avec une caméra et avec quelqu'un. Cassandro est un personnage exubérant, très proche d'un personnage fellinien. J'avais des images de ce qu'un luchador pouvait être à travers le cinéma des années 1950. Je me suis finalement peu documenté sur l'état de la lucha libre à l'heure actuelle : ce manque de connaissance m'empêche aussi d'avoir des a priori et me donne une liberté totale à partir du moment où la confiance est établie. Dès lors, je peux me permettre de pousser la personne filmée, tout autant qu'elle peut me pousser dans des extrêmes. Ce qui veut dire beaucoup de patience au long terme. Par exemple, pour La Ballade de Genesis et Lady Jay (2011) j'ai d'abord passé beaucoup de temps avec les protagonistes sans savoir quel type de film j'allais faire. Au début, je pensais que ce serait un film musical alors que c'est devenu une histoire d'amour au fil de sept ans de tournage. C'est petit à petit que j'ai pu voir où le film allait.
Il y a des choses inattendues puisqu'il s'agit du vivant. Le fait que Cassandro ait replongé dans l'alcool et la drogue à un moment m'a enlevé totalement le film que j'avais en tête avec lui. J'ai alors réalisé la seconde partie du film. C'était une situation très difficile à gérer car je pensais qu'avec la fin de la carrière de Cassandro je n'avais plus de film. L'inattendu a ainsi sans cesse remodelé la structure du film. Dans ses amitiés que je nourris, j'ai besoin d'aller au plus profond de l'intimité du quotidien pour y trouver les merveilles qui sont si proches de la vie. Ce sont les personnages qui offrent ces merveilles ! Cassandro est aussi underground que moi dans mon milieu : il est gai dans un milieu de luchadores, il est un homme de frontières, il a refait et réinventé sa vie comme moi j'ai réinventé la mienne aux États-Unis. Je pense que c'est cette liberté totale de réinvention de la vie en dehors des circuits qui fait de mes documentaires des films hors circuits également, aussi bien dans la matière, l'histoire que la fabrication de l'image.

C. L. : Tes personnages dans La Ballade de Genesis et Lady Jay et Cassandro ont en commun d'être des personnalités publiques. L'accès à leur intimité devant une caméra est alors un défi à surmonter.
M. L. : C'est un dosage autour du respect total par rapport au corps filmé. Derrière la caméra se trouve un rapport qui conduit un corps à lâcher prise et à se laisser se dénuder. Mon rapport au corps est très fort puisqu'un corps est pour moi une liberté d'être. Ainsi, souvent les personnages que j'ai filmés ont totalement réinventé leur corps. Genesis a pour le coup totalement refait son corps tandis que Cassandro a magnifié son corps toute sa vie pour devenir ce héros sur scène et qui devient un être complètement fragile en dehors de la scène. Cette dualité entre les deux corps m'intéresse. Dans le sport, ce que je trouve très beau c'est que le corps est représenté puissance mille : il est magnifié, extrêmement fort et malléable mais porte de nombreuses cicatrices. Chaque cicatrice qui raconte des histoires est à lois visuelle et fictionnelle. Pour approcher les personnes, comme il n'y a pas le son et qu'on ne voit le résultat de l'image avec ma caméra 16 mm que j'utilise, cela me donne une liberté totale pour faire corps à corps avec les gens. Parce que la pellicule est précieuse et chère, on ne filme pas à l'infini. Je ne filme pas 45 minutes pour extraire trois minutes, je filme 3 minutes dans lesquelles se trouve un moment précieux qui me met en transe. Parfois je me plante aussi. Je danse beaucoup avec la caméra parce que je viens de la danse et de la gymnastique et il y a quelque chose de très physique dans cette caméra qui me permet de me rapprocher et de toucher le corps avec. Eux aussi cela les libère parce qu'ils ne peuvent plus vérifier leur image. Le corps est à la fois ce qui est attendu et inattendu, le plus proche de la peau.
C. L. : Comment travailles-tu le montage après toute cette période où tu filmes ?
M. L. : Le montage constitue une immense partie de la réalisation du film : ce n'est qu'après lui que le film existe. C'est bizarre mais je sais quand il y a un film et quand je dois arrêter. C'est assez instinctif et j'ai besoin de me protéger en ne continuant pas à filmer ad vitam eternam car c'est agréable d'être mis en valeur par l'autre. Le montage pour moi c'est comme de la peinture et du collage où les petites parties deviennent un tout. Le montage dure beaucoup de temps et je travaille beaucoup avec le son, qui peut résulter de plusieurs interviews, d'ambiance ou encore de sons fabriqués. Le tout constituant une somme d'archives dans laquelle je peux puiser. Je travaille d'abord le son avant d'y associer l'image.
Le montage a été long et intense : je ne voulais pas faire un montage chronologique et finalement il l'a été...
Cassandro est une star de la lucha libre, luttant à visage découvert et revendiquant son homosexualité dans un milieu traditionnellement machiste.
Cassandro the exotico !
de Marie Losier
Documentaire
73 minutes. France, 2018.
Couleur
Langue originale : espagnol
Scénario : Marie Losier et Antoine Barraud
Images : Marie Losier
Montage : Ael Dallier Vega
Son : Marie Losier et Gilles Benardeau
Directeur artistique : Simon Fravega
Production : Tamara Films Tamara Films (Carole Chassaing), Tu vas voir (Gérard Lacroix et Edgard Tenembaum)
Distributeur (France) : Urban Distribution