Billet de blog 10 avril 2014

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Cédric Lépine

Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux

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Une famille mexicaine ordinaire face à un État gangrené : «Heli», d'Amat Escalante

En mai 2013, lors de sa présentation en compétition officielle au festival de Cannes, Heli a marqué les esprits et est reparti avec le Prix de la mise en scène. Ce fut un prix d’autant plus judicieux que la mise en scène d’Amat Escalante est remarquable par la construction de ses images et l’histoire qui en découle directement. Le film est dans les salles françaises depuis le mercredi 9 avril 2014.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

En mai 2013, lors de sa présentation en compétition officielle au festival de Cannes, Heli a marqué les esprits et est reparti avec le Prix de la mise en scène. Ce fut un prix d’autant plus judicieux que la mise en scène d’Amat Escalante est remarquable par la construction de ses images et l’histoire qui en découle directement. Le film est dans les salles françaises depuis le mercredi 9 avril 2014.

Illustration 1
Amat Escalante © Jocelyn Bain Hogg

Après Sangre et Los Bastardos, pour la première fois dans Heli tu abordes la famille.

Amat Escalante : Cela renvoie au sujet même du film à travers ce qui se passe au Mexique. Dans ce cadre d’injustice et de corruption, représenter une famille à l’écran renvoie à la représentation de la société complète, à travers également la répartition des rôles. L’objectif était avec ces personnages de présenter une famille qui suivait les règles de la société, intégrée socialement avec le travail et la scolarisation. Les problèmes qu’ils doivent ensuite affronter sont causés par la corruption endémique, terrible réalité actuelle de plusieurs régions au Mexique. La majorité des personnes victimes de la violence actuelle au Mexique sont innocentes. C’est ce qui m’effraie le plus dans cette réalité contemporaine. Je souhaitais présenter la famille comme une base solide, soumise à la désintégration mais capable de réintégrer l’individu confronté à la violence de l’extérieur.

La famille a un statut particulier au Mexique. On trouve encore beaucoup de familles où plusieurs générations vivent sous un même toit et où il y a une solidarité économique entre elles. Ainsi, il est difficile pour un individu de quitter très tôt le foyer familial, compte tenu des difficultés économiques. En outre, je pense que dans le plus grand désordre social, la famille restera toujours le dernier rempart.

Paradoxalement, la violence détruit la famille mais va la reconstruire lorsque l’un des membres en fait usage.

À l’heure actuelle au Mexique, apparaissent de nombreux groupes nommés « groupes d’autodéfense », en particulier dans l’État du Michoacan. Pour faire face aux violences policières et des narcotrafiquants, alors que le gouvernement ne fait rien, les habitants ont décidé de représenter eux-mêmes la Loi et exécutent leur propre justice. C’est aussi ce que reflète Heli. Ce faisant, ces groupes acquièrent plus de pouvoir et de force. Évidemment, je doute que ces groupes exercent leur pouvoir à l’égard des personnes adéquates. D’un côté, je suis heureux que des communautés réagissent à la corruption en reprenant en main le respect des lois, mais en même temps j’en redoute les dérives : lynchage et divers mauvais traitements. La sexualité d’Heli a à voir avec son rapport au pouvoir dans sa propre maison. Pour autant, je n’avais pas une idée claire du sens que cela pouvait prendre dans l’histoire globale du film lorsque j’ai écrit cette scène.

Illustration 2

De nombreuses scènes d’Heli sont quasi muettes : ce sont les mouvements de caméra qui viennent apporter le récit. Peux-tu parler de ton travail spécifique avec le chef opérateur Lorenzo Hagerman ?

Je me rappelle souvent une phrase de Samuel Fuller pour qui si une histoire n’est pas capable de capter l’attention du spectateur dès les premières scènes, on peut jeter le scénario à la poubelle ("If a story doesn't give you a hard-on in the first couple of scenes, throw it in the goddamn garbage."). J’imagine l’ensemble du film dans ma tête. Ensuite, j’écris le scénario technique avec les dessins des différents plans à prendre : le storyboard. Je recherche alors la forme la plus appropriée pour filmer telle ou telle scène rendant compte de tel sentiment que je souhaite transmettre. J’ai choisi de travailler avec Lorenzo Hagerman car je sais qu’il a de très bons goûts. En outre, sur le tournage il ne contredisait pas mes choix mais cherchait les meilleures possibilités de les exprimer. Nous avons très bien travailler ensemble. Ce qui m’a en outre beaucoup inspiré dans les plans, ce sont les lieux eux-mêmes. J’ai beaucoup marché dans ces lieux où nous avons filmé et qui correspondent à la région où je vis personnellement. Par exemple, l’usine de fabrication de pièces pour voitures existe vraiment et elle appartient à General Motors (dans le film, elle appartient à une compagnie japonaise). Les lieux m’importent beaucoup pour raconter mon histoire. Car c’est à partir de ceux-ci que je cherche à comprendre ce qui se passe pour une famille qui s’y ait installée, et qui se reflète dans les relations entre chacun de ses membres.

La première scène du film construit autour de différents mouvements de caméra permet de donner le ton de l’histoire : le spectateur va être invité à voir des choses sans que celles-ci ne soient coupées dans leur déroulement. J’aime raconter les choses de manière visuelle. Ainsi, je pense que celui qui tenterait de voir le film en coupant le son serait en mesure de comprendre l’histoire sans aucune difficulté. Je suis enthousiaste à l’idée de pouvoir raconter seulement avec des mouvements de caméra. Les parties de mes films qui m’intéressent le plus sont les séquences où l’histoire est racontée visuellement. Si je ne parvenais pas à ce résultat, je pense que le cinéma m’ennuierait énormément.

Être inspiré par des lieux signifie-t-il s’approcher de leur réalité intrinsèque ?

Je ne crois pas que cela soit nécessaire. Si l’on filme beaucoup un lieu, celui-ci va finir par exprimer ce que l’on souhaite lui faire dire. Je travaille pour ma part davantage à travers l’intuition. Par exemple, là où j’ai filmé à Guanajuato, en vérité les événements narrés dans le film n’y ont pas cours dans la réalité. D’ailleurs, cela aurait été beaucoup trop difficile d’aller filmer là où se déroulent chaque jour de tels événements. Je pense que ce qui est important dans un film ce sont les personnages, les lieux et l’histoire. Il est vrai que les lieux peuvent aussi être des personnages à part entière. D’ailleurs, dans mes films, les lieux sont aussi importants que les personnages. Ainsi, dans Los Bastardos Los Angeles porte en elle l’origine du drame du film. Dans Sangre, mon premier long métrage, j’ai passé davantage de temps à filmer à l’intérieur de maisons, où ne se voit à aucun moment le ciel, ce qui caractérise les personnages. Dans Heli, il y a de nombreux espaces et l’on voit le ciel. Cela est à mettre en relation avec ce qui se passe pour moi dans le film où les choses sont difficiles à contrôler. En outre, dans ces grands espaces, les personnages apparaissent très petits. Dans l’usine, le bruit est intense et les dimensions sont en réalité gigantesques alors qu’on ne le voit pas à l’écran. Mais cela me permettait de montrer un personnage écrasé par le bruit environnant. Dans la campagne, les personnages apparaissent très petits dans l’immensité de l’horizon, ce qui nous donne la sensation qu’ils sont dépassés par ce qui les entoure et qu’ils ne peuvent contrôler.

Illustration 3

La première scène du film se rencontre malheureusement avec une certaine régularité à la une des journaux mexicains. Faire ton film était-il alors une manière d’offrir une humanité à des photos de presse à sensation qui en sont dépourvues ?

En effet, cette première image du film à la fin de la première séquence, place le spectateur dans la même situation que lorsqu’il découvre une information à la une d’un journal : nous ignorons tout des personnages qui ont été assassinés et nous imaginons alors inconsciemment qu’ils méritaient la mort qu’ils ont eu. La forme de ces photos répond à la nécessité de vendre le maximum d’exemplaires de la part des journaux. Cette première scène du film est aussi une manière de présenter le ton du film au spectateur en lui donnant ou non l’envie de rester pour la suite. Cette scène appelle visuellement l’attention et attise la curiosité. À la différence des journaux, je souhaite avec Heli aller au-delà de cette première image. Je pense que les médias journalistiques ne permettent pas de donner une vision humaine des événements, plus proche de la réalité vécue par les victimes. Ainsi s’explique la présence de la scène de la torture. En effet, dans les médias, les morts annoncées ne sont pas associées aux conditions dans lesquelles elles ont été produites. Or, une séance de torture peut être conduite au sein d’une maison familiale banale par des adolescents. Il s’agit de situations grotesques que l’on trouve fréquemment au Mexique. Je ne souhaitais pas effectuer une recherche approfondie en interrogeant des narcotrafiquants, des tueurs à gages ou des victimes. Avec de la sensibilité, il est possible de compléter par l’imagination les éléments manquants de l’histoire. Après avoir terminé ce film, j’ai découvert qu’il existait sur Internet des scènes similaires aux scènes de torture, tournées par de véritables bourreaux.

Après la projection à Cannes, les réactions laisseraient entendre qu’il y a plus de réaction pour les violences faites aux animaux qu’aux êtres humains : crois-tu que le public est devenu insensible à la violence faite aux individus humains ?

J’ai l’impression que lorsque l’on est témoin au cinéma ou ailleurs d’une scène où il est fait violence à un homme, notre inconscient intervient pour nous en protéger en sous-entendant la possibilité que cette violence faite à cet homme est méritée. Alors que lorsque l’on voit une violence faite à un petit caniche, l’inconscient est incapable de la justifier : l’animal ne mérite pas cette violence. Je sens que la réaction du public vient aussi de la manière dont sont montrées les choses ajoutées au fait qu’elles soient inattendues. Au cinéma, on est plus habitué à voir mourir des êtres humains que des animaux. Mais je ne pense pas que ce soit là le reflet d’une perte de sensibilité de l’humanité à l’égard de la violence faite aux êtres humains. Je pense que la mort d’un animal est de l’ordre du tabou dans le cinéma. Mais ce n’est pas pour cette raison que l’humanité en est venue à préférer en réalité la mort d’un homme à celui d’un animal.

Propos recueillis et traduits de l'espagnol par Cédric Lépine en avril 2014.

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