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Cédric Lépine : Les deux personnages principaux antagoniques ont en commun d’être disqualifiés par la société, que celle-ci prenne les traits de la famille, de l’armée ou du monde du sport.
Pavel Giroud : C’est là en effet un des thèmes que j’avais à cœur de développer dans mon film. Les deux hommes en question appartiennent à deux secteurs de la société produisant des grands modèles dans lesquels s’est incarnée orgueilleusement la révolution cubaine : le sport et l’armée. Ils ont tous deux sali l’image de ces deux standards de la Révolution et pour cette raison ils se retrouvent exclus. Daniel a commis un péché mortel à une époque où le SIDA était associé à la communauté gay à Cuba. C’est ainsi que l’armée touchée par le SIDA devint un sujet d’opprobre. Horacio Romero, le boxeur, s’est dopé à cause de la pression sociale à gagner des grands prix. Il a été puni et s’interdit lui-même désormais tout horizon à venir. Dès lors, leur situation vis-à-vis du reste de la société les conduit à se rapprocher.
C. L. : La politique menée à Cuba dans les années 1980 pour endiguer l’épidémie du SIDA en isolant les porteurs du VIH dans des sanatoriums, est-elle actuellement connue des Cubains ?
P. G. : Cette histoire des sanatoriums est très connue. À l’époque où le SIDA devint une menace mondiale, le sanatorium fut l’objet de différentes légendes urbaines. Les Cubains acceptaient d’autant plus aisément les sanatoriums que les porteurs du VIH étaient exclus de leur proximité quotidienne : ils se sentaient alors protéger de cette contagion. Ainsi, le père de Daniel, qui représente la politique du gouvernement de l’époque, dit à son fils : « demande à quiconque dans la rue s’il veut côtoyer un malade. » Tel était l’état d’esprit de l’époque. La pays bénéficiait alors de bons systèmes à la fois éducatif et de santé, mais les Cubains ne pouvaient pas librement sortir du pays. Il se passait ainsi la même chose à l’intérieur du sanatorium : traitement médical très développé mais interdiction de sortir. Je pensais au départ condamner ce système de rétention mais des anciens malades m’ont expliqué que s’ils ont survécu ce fut grâce à ces sanatoriums. À présent, ces hommes et ces femmes sont toujours engagés dans la lutte contre le SIDA. C’est pourquoi j’ai compris que je devais chercher à comprendre ce qui se passait à cette époque sans immédiatement condamner. Parce qu’à la vérité ceux que je considérais seulement comme des prisonniers, étaient mieux traités et mieux assistés médicalement que les autres porteurs du VIH à la même époque dans d’autres régions du monde. Cette maladie a conduit à détruire la confiance que les Cubains avaient entre eux, à diminuer la capacité de la population à inclure en son sein une partie de l’humanité. C’est là aussi une des grandes hontes sociales qu’a apporté le SIDA. Après 1989, alors que Cuba n’avait plus les moyens économiques de maintenir les sanatoriums, les porteurs du VIH ont été invités à suivre leur traitement chez eux. Or, il était difficile de vivre dans une société qui n’était pas disposée à les accueillir.
C. L. : Le film est aussi l’histoire de la peur d’aimer l’autre et comment peu à peu les préjugés peuvent tomber pour qu’une relation à l’autre puisse avoir lieu.
P. G. : Je ne connais pas de films qui traite d’une relation amoureuse entre un homme sain et une femme porteuse du VIH. Ces films doivent exister, mais je ne les ai pas vus. Il y a pour moi des moments importants dans le film où un personnage explique que cela vaut la peine d’aimer alors que l’amour lui a tant coûté et qu’il sent que l’amour en tant que tel lui est interdit. Pour lui il y a une manière, non habituelle, mais très personnelle d’aimer.
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C. L. : L’histoire se situant dans les années 1980 alors que vous étiez enfant, la réalisation du film est-elle pour vous une manière de réinterroger avec un nouveau regard cette époque ?
P. G. : La Révolution était un âge d’or où tout semblait parfait. On dit qu’il y a de nombreux cadavres enterrés d’histoires à redécouvrir parce qu’elles n’ont pas pu être dites à l’époque. Le public cubain a beaucoup apprécié de se replonger dans l’époque du film et c’est pourquoi le film a reçu le Prix du Public au festival de cinéma de Miami et le second Prix du Public au festival de cinéma de La Havane. Les Cubains ont identifié avec beaucoup d’émotion chaque objet du décor associé aux années 1980 qu’ils avaient connues. Il en allait de même des habits que nous portions et qui étaient très limités, provenant alors uniquement de l’Union soviétique, de Bulgarie, de RDA. Ajoutons à cela quelques objets envoyés par la famille installée à Miami pour reconstituer toute une époque. Nous avons ainsi pu recréer matériellement celle-ci et le public s’y retrouve émotionnellement connecté.
Grâce aux recherches historiques que j’ai réalisées sur le contexte politique, j’ai découvert beaucoup de choses que j’ignorais jusque-là. Pour cette raison le film fut pour moi une expérience révélatrice en même temps qu’il me mettait en lien avec des choses connues. Ainsi, ce fut une période sombre pour les sportifs qui se voyaient privés de tout horizon international en raison de l’isolement du pays. Les conflits de mes personnages sont en revanche universels : on peut parler à la fois de liberté, d’exclusion sociale… Ces thèmes universels sont placés dans le contexte particulier du Cuba des années 1980.
C. L. : Pouvez-vous parler de votre expérience dans la musique et la vidéo d’art ?
P. G. : Une partie de ma carrière est profondément liée à la musique. J’ai étudié les arts visuels et lorsque je me consacrais à la peinture, j’ai commencé à incorporer la vidéo dans une recherche expérimentale. Ensuite, j’ai commencé à étudier la dramaturgie cinématographique et à mélanger mes différentes sources artistiques qui me permettaient d’accéder à un autre niveau de réalité. J’ai réalisé plusieurs vidéos artistiques musicales à Cuba. Ensuite, la plupart de mes documentaires étaient musicaux. La musique m’a toujours accompagné : il y a en permanence de la musique dans mon intimité. Yotuel Romero, qui interprète le boxeur dans le film, est le leader d’un groupe de rap très populaire à Cuba : les Orishas. Il a été le producteur musical de grandes stars de la musique latino comme Ricky Martin et a eu sa propre carrière de chanteur en solo. J’ai toujours eu confiance dans la force de son jeu scénique. C’est l’un des acteurs les plus disciplinés, entraînés et le moins paranoïaque avec lequel j’ai travaillé dans ma vie. Le second acteur, Armando Miguel, est aussi empirique : il vient d’un groupe d’acteurs amateurs et détient une force intérieure d’expression tout à fait remarquable.
C. L. : Comment avez-vous travaillé avec Alejandro Brugués (réalisateur de Juan de los Muertos) qui a coécrit le scénario ?
P. G. : Alejandro Brugués est un très bon ami, même si nous avons des goûts cinématographiques différents : il aime des films que je déteste et vice et versa. Alejandro Brugués et Pierre Edelman ont en réalité travaillé sur la première étape du scénario. Durant les six ans d’écriture, le scénario a beaucoup changé mais a toujours conservé la même colonne vertébrale. Alejandro Brugués devait être le producteur du film mais il a été pris entre temps par son propre film, Juan de los Muertos. J’ai donc recherché de mon propre côté un autre producteur. À partir de là, le scénario a grandement évolué : j’ai eu l’opportunité de travailler avec Senel Paz, le scénariste de Fraise et chocolat [Tomás Gutiérrez Alea, Juan Carlos Tabío, 1993] et d’autres encore qui m’ont beaucoup aidé à solidifier la structure dramaturgique du film à travers surtout les personnages secondaires. En revanche, l’histoire du boxeur Horacio Romero est celle que nous avons inventée avec Alejandro [Brugués] un soir sur la plage en buvant quelques bières.