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Cédric Lépine : Comment as-tu travaillé l'esthétique pour créer l'atmosphère si spécifique du film ?
Alexandra Latishev : J'avais décidé dès le départ que le film allait être le récit très intime du personnage principal. Il s'agissait de lui donner plus de place qu'aux paysages alentour, par exemple. C'est pourquoi j'ai décidé d'opter pour une image proche du carré en 4/3 plutôt que le 16/9 avec des plans très serrés. Je ne souhaitais pas que les éléments extérieurs viennent distraire le spectateur de son attention sur Irene pour se rapprocher progressivement de son conflit intérieur.
C. L. : Cette mise en scène contribue à créer un cadre où se trouve enfermée le personnage, telle une prison.
A. L. : Exactement : son conflit personnel, la répression qu'elle subit la conduisent à cet enfermement. Elle sent en permanence qu'elle est observée, qu'elle ne peut donc avoir de vie privée.
C. L. : On constate que le conflit vécu provient de la promiscuité d'un appartement qu'elle est contrainte à partager. La réalité socio-économique qui définit ainsi sa psychologie.
A. L. : C'est là une situation que l'on retrouve de manière similaire dans beaucoup de pays d'Amérique latine avec des classes sociales subissant l'extrême pauvreté. La famille de la protagoniste se situe quant à elle à un niveau au-dessus de cette pauvreté. Ce n'est pas la pire des situations mais il faut tout de même partager des chambres, les portes ne se ferment pas, etc. J'ai moi-même grandi dans ce quartier et j'ai toujours été surprise de l'impossibilité d'avoir son intimité, d'autant plus qu'il n'existe pas de cours associées au maison. Ainsi, les toilettes sont le seul lieu où le personnage peut s'enfermer.
C. L. : Malgré ces portes ouvertes, la famille d'Irene vit repliée sur elle-même : on ne voit aucun voisin ou proche qui serait un élément alternatif pour Irene à l'ambiance familiale plombante.
A. L. : En effet, c'est presque ironique parce que les gens vivent très proches les uns des autres, mais en même temps au sein de chaque foyer, chacun vit refermé sur lui-même. Il manque évidemment au bien être de ces personnes des interactions avec le monde extérieur. Mais cette situation caractérise plus particulièrement Irene qui subit la répression de sa propre mère. On pourrait imaginer qu'Irene profite de n'importe quel signe extérieur pour s'échapper mais il se trouve que sa mère a d'autant plus d'emprise sur elle qu'elle constitue son unique lien familial.
C. L. : La relation entre Irene et son fils semble directement issue de sa propre relation avec sa mère : les deux relations sont marquées par un manque affectif criant.
A. L. : Au moment où Irene devient mère, il est manifeste que la relation conflictuelle se retrouve retransposée dans la nouvelle identité maternelle qu'elle se construit à l'égard de son propre fils. Devenir mère participe ainsi d'un processus inconscient. Parce qu'elle est traitée comme un objet par sa mère, Irene reproduit cela sur son fils. La grand-mère joue un rôle quelque peu étrange parce que sa disponibilité la conduit à devenir la mère du fils d'Irene. Il est évident qu'au moment où Irene recherche sa liberté et son indépendance, son propre fils devient une entrave à son cheminement personnel. Le fils d'Irene finit par l'accaparer, l'enfermer littéralement.

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C. L. : Le travail esthétique du film permet de faire naviguer tes personnages entre des moments oniriques et un réalisme prosaïque. Comment en es-tu venue à faire ce mélange ?
A. L. : C'est étrange car c'est durant le tournage que j'ai pris conscience que cette scène onirique avait un rapport direct avec le final du film. La recherche d'Irene quant à sa sexualité est une métaphore de sa propre quête personnelle. Ses relations sexuelles lui permettent d'imaginer qu'elles traduisent ses propres choix comme elle a peu d'opportunités d'en faire. La quête de la sexualité est en outre le chemin qui fait sortir de l'enfance. Sa sexualité correspond dès lors à son univers personnel intime. Les moments oniriques la mettent en connexion avec ce moment de son enfance perdue.
C. L. : Irene est porté sur un portrait féminin : à cet égard, quel sens a pour toi le « cinéma des femmes » ?
A. L. : Il faudrait peut-être dans les festivals une section spéciale pour les films de réalisatrices car la majorité est réalisée par des hommes. Ainsi, je me sens souvent faire partie d'une minorité en tant que réalisatrice. Je pense qu'il existe un regard féminin en rapport direct avec le genre filmique abordé, la construction du film comme la construction historique. Ce serait un mensonge que tout le monde est libre de faire du cinéma. Je ne pense plus que l'effort actuellement doit être dans la lutte féministe mais bien davantage dans le développement d'un univers mental à extérioriser et révéler certaines cicatrices. Je pense donc qu'il y a un regard de femmes cinéastes et c'est là aussi que je m'efforce de travailler.
C. L. : Quelle est la place des femmes cinéastes au Costa Rica alors que la majorité des films en Europe provenant de cette latitude concerne des femmes : ElCamino d'Ishtar Yasin Gutiérrez, Agua fria de Paz Fabrega, Irene d'Alexandra Latishev...
A. L. : C'est étrange mais la grande majorité des films réalisés au Costa Rica par des hommes, sont ceux qui occupent les grandes affiches parce que ce sont des films dont les finalités sont les plus commerciales. Les films de réalisateurs, au Costa Rica comme ailleurs dans le monde, bénéficient de davantage de distribution. En revanche, les films des réalisatrices costaricaines sont davantage connus à l'étranger.

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C. L. : En plus de tes films, tu te consacres aussi à ceux des autres, comme récemment sur Por las plumas de Neto Villalobos.
A. L. : En effet, je me rends compte que je partage avec ces cinéastes une quête de recherche similaire comme si nos critères esthétiques étaient semblables. Je suivais à l'université des cours de réalisation de Neto Villalobos avant de tourner sur son film. Travailler sur un tournage est une expérience où l'on apprend beaucoup. Il ne s'agit pas seulement d'accéder à des savoirs techniques mais surtout d'entrer dans un processus créatif. Cela met à l'épreuve sa propre capacité de réalisation. Après deux semaines sur le tournage de Por las plumas, j'ai enchaîné avec le tournage d'Irene. Ce fut donc très intense car en plus je devais terminer d'écrire ma thèse. Mais c'était un bon rythme très favorable à ma propre créativité. Je pense que si j'avais attendu quelque temps avant ce tournage, le résultat aurait été totalement distinct, bien moins créatif. J'ai tant apprécié l'expérience du tournage de Neto que j'ai voulu le reproduire sur Irene.
C. L. : Tu comptes poursuivre avec ce type de dynamique sur tes prochains films ?
A. L. : Actuellement, je travaille sur le scénario d'un long métrage que je vais présenter à plusieurs festivals. Ce n'est que le début d'un long chemin mais avec Irene j'ai eu une véritable révélation quant à ce que je souhaitais faire, comme si j'avais trouvé mon propre langage. Le film parlera d'une jeune femme qui nie sa propre grossesse. Je suis également en train de terminer un documentaire.
Entretien réalisé à Toulouse en mars 2014, dans le cadre du festival Cinélatino.
lien pour participer à la production du long métrage Medea d'Alexandra Latishev : https://www.indiegogo.com/projects/medea--4#/