Billet de blog 11 juillet 2025

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Cédric Lépine

Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux

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Entretien avec Maxime Jean-Baptiste pour son film "Kouté vwa"

Le film "Kouté vwa" réalisé par Maxime Jean-Baptiste adapté à partir du meurtre réel de Lucas Diormar en 2012 en Guyane, sortir en salles mercredi 16 juillet 2025 en France.

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Maxime Jean-Baptiste © DR

Cédric Lépine : Plus d'une décennie après le meurtre de Lucas Diomar, sentiez-vous que la parole était plus simple pour se confronter à la réalité sociale qui a conduit à ce drame ?

Maxime Jean-Baptiste : Effectivement, il y avait la nécessité d’une certaine distance afin de se plonger pleinement dans cette histoire tragique, et de voir naître le désir d’en faire un film. La distance est nécessaire, afin que des émotions, des ressentis et des états d’âme se développent par eux-mêmes, en intimité, hors de l’espace médiatique. Et cela peut être souvent oublié, dans un milieu cinématographique ou médiatique industriel, où il faut faire à tout prix de l’image, montrer la douleur, montrer la violence, faire une œuvre « choc » ou encore « coup de poing » en laissant les participant.es, qui ont pu donné leur image et émotions jusqu’à se mettre en danger, à terre, en les laissant k.o., presque re-traumatisé du processus. Il y avait donc le besoin de laisser le temps au deuil de pouvoir se faire. Mais tout de même, malgré le temps qui a passé, les douleurs sont toujours vives et béantes, des plaies encore ouvertes qui règnent sur les protagonistes, et se transmettent inconsciemment vers la génération future.

L’affaire de Lucas Diomar qui remonte à mars 2012, reste un événement qui a laissé de nombreuses blessures, en commençant par Yannick Cébret, un des protagonistes du film, témoin du meurtre de son meilleur ami Lucas, et ayant reçu plusieurs coups de couteau lors de cette esclandre entre garçons qui a viré au drame. Yannick prit la décision de partir seul en France et de ne jamais revenir, sans qu’aucune réelle prise de soin ni soutien psychologique de la part de la justice ne fut mise en place. Nicole Diomar, la mère de Lucas, a décidé, elle, de rester en Guyane, malgré la possibilité constante de croiser un de ceux qui ont enlevé la vie de son fils. Ce sont là des blessures parmi d’autres. Et le film a tenté d’être au plus proche d’elles, au plus proche des vécus, en les écoutant, en sondant leur complexité. Et cela a effectivement nécessité un temps, a nécessité une réelle patience.

C. L. : Ce film que vous écrivez avec votre sœur, comment l'avez-vous pensé pour que le récit prenne une dimension sociale quasi collective pour les personnes qui apparaissent devant la caméra ?

M. J-B. : Ce film fut écrit à quatre mains avec ma sœur Audrey Jean-Baptiste, qui est également une réalisatrice et scénariste qui m’inspire beaucoup. Son expérience dans la fiction a beaucoup aidé l’écriture, et notamment sa participation en tant que coach d’acteurs dans le court métrage Mortenol (2019) de Julien Silloray, se déroulant en Guadeloupe. La manière qu’elle et le réalisateur ont mis en place pour travailler avec des acteurs non-professionnels fut une grande inspiration pour Kouté vwa, et notamment la décision de travailler avec un scripte « ouvert », avec des actions précises sans pour autant qu’il y ait un texte écrit.

Nous avons préféré laisser une grande place à la parole même des protagonistes, en faisant de longues prises, en intervenant parfois directement dans le plan pour reprendre directement une action. L’équipe de tournage fut incroyable pour cela. Elle restait ouvert à tout ce qui pouvait arriver qui n’était pas prévu. Arthur Lauters (directeur de la photographie), Olivier Marboeuf (producteur), Anahita Gohari (coach acteur) ou encore Sophie Oxybel (directrice de production) pour ne citer que quelques noms, ont été des collaborateur.rices artistiques et soutiens très précieux, afin de rendre ce moment humain et relationnel. Et cela a donc permis aux protagonistes, Melrick, Nicole et Yannick, d’être dans un environnement de confiance et d’écoute, où nous étions en perpétuelle discussion sur chaque scène, chaque situation. C’est aussi leur vie à l’écran, et de ce fait, il est nécessaire qu’ils soient en accord avec ce qu’ils représentent. Ils sont devenus donc aussi des collaborateurs artistiques. Mais c’était un pari risqué. En replongeant dans ces souvenirs douloureux, il y a eu des moments très difficiles, des zones troubles où sans le voir, nous pouvions rouvrir des plaies et se faire du mal.

C. L. : Comment le regard de Melrick, 13 ans, au centre de l'histoire s'est imposé pour vous ?

M. J-B. : Il y a eu un premier tournage qui s’est déroulé en 2022, lors de l’hommage pour les dix ans du décès de Lucas, et nous avons suivi principalement Nicole et Yannick dans ce moment. Durant cette période, Melrick passait une année chez sa grand-mère. Très curieux de ce que nous faisions, il a commencé à suivre le tournage, jusqu’à ce qu’on lui propose de faire quelques scènes où il évoquerait son ressenti vis-à-vis de cette histoire. À l’image, il crevait l’écran. Il avait une présence forte et puissante, un esprit mature et une vivacité d’esprit. C’est en revenant en phase d’écriture avec Audrey que la décision fut prise : Melrick allait devenir le protagoniste. Il représentait pour nous une certaine idée du présent.

Je me rappelle ma sœur qui me partageait des idées qu’elle avait concernant l’enfance de Lucas, de comment reconstituer l’enfance avant que tout ne disparaisse lors d’une nuit de mars 2012. À ce titre, Melrick rappelle à de nombreuses personnes la figure de Lucas. C’est donc dans cet esprit, dans ce regard jeune, à hauteur d’enfant, que nous avons voulu raconter cette tragédie. C’était aussi une manière de parler de la « vie » d’un quartier, vie au sens vivant, en contraste avec la violence qui sourde au loin, qui pourrait arriver à n’importe quel moment. Beaucoup de médias locaux font une image très négative de la Cité Mont-Lucas où nous avons tourné, en le dépeignant comme un quartier dangereux, abritant une grande violence, un quartier « sensible ». Oui, il est sensible, mais pas dans le sens attendu. Kouté vwa tente justement de redonner une « sensibilité » à un endroit qui constamment se fait voler sa propre identité et réalité.

Bien à l’image d’ailleurs d’une Guyane « française », territoire exutoire entre violence et exotisme, qui fait rêver et fantasmer de nombreux français. Et afin de redonner du « sensible », cela a pu se faire beaucoup à travers Melrick et sa bande d’amis, dont l’énergie nous donne à voir un autre Mont-Lucas, une autre Guyane, qui leur appartient. Un territoire je précise bien, et non pas une île, comme a pu le croire un certain Emmanuel Macron.

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Kouté vwa de Maxime Jean-Baptiste © Les Alchimistes

C. L. : Quelle a été la préparation et le travail avec les interprètes du film ?

M. J-B. : Avant le tournage essentiel du film qui se déroula en 2023, il y a eu de nombreux voyages de repérage, et un premier tournage en 2022. Ces moments ont été très bénéfiques afin de mettre à l’aise les protagonistes quand à participer au film. Les premiers essais filmés étaient bien plus de l’ordre d’un documentaire classique, sous la forme d’interviews. Et lorsque Melrick nous a rejoints, c’est à ce moment-là que l’idée de créer une fiction a pris tout son sens.

Avec Audrey, nous aimons beaucoup le cinéma de Roberto Minervini, et notamment le film What’s You Gonna Do When The World Is On Fire ? (2018), dont le jeu constant entre documentaire et fiction est très inspirant. Moonlight (2016) de Barry Jenkins ou encore Félicité (2017) d’Alain Gomis ont été aussi de grandes inspirations à la fois pour la mise en scène, ainsi que dans le travail avec les acteurs, essayant d’atteindre un naturel et une véracité dans la parole et l’interprétation.

Parfois, les acteurs savaient à l’avance ce que nous allions faire, parfois pas du tout, afin de créer de la surprise. Chaque acteurs avaient des objectifs à atteindre dans une scène, en étant détaché de dialogue écrit. La parole venait des protagonistes eux-mêmes. Anahita Gohari préparait les acteurs avant chaque scène, à travers des exercices de respiration et de concentration, et nous prenions un temps nécessaire de discussion avant des scènes qui demandaient de se replonger dans l’histoire tragique.

C. L. : Comment la production de ce premier long métrage a pu se monter ?

M. J-B. : Ce fut un long processus de presque six années. Ma rencontre en 2019 avec le producteur et auteur Olivier Marbœuf fut un des points de départ pour démarrer ce projet. Je lui ai parlé dans les grandes lignes de l’affaire de Lucas et de l’idée d’en faire un film, et cela l’a beaucoup touché, et lui a rappelé des histoires similaires en Guadeloupe, d’où il est originaire. Il m’a confirmé progressivement son désir de le produire.

Nous avions au départ l’idée d’en faire un court métrage documentaire où j’allais être moi-même un personnage. Puis en 2021, lors de ma première rencontre avec Yannick Cébret, tout a changé. Ce dernier me raconta toute l’histoire, tout d’un coup, et nous étions tous les deux bouleversés. L’histoire allait désormais prendre à la fois le chemin de Nicole ainsi que celui de Yannick. C’est à ce moment-là que Rosa Spaliviero, productrice belge (Twenty Nine Studio & Production) est entrée dans le projet, et de là, nous avons pu acquérir un fonds important de production, l’Aide aux productions légères de la Fédération Wallonie Bruxelles. Ce fond soutient des premiers et seconds longs métrages de fiction, qui pourraient se réaliser dans une économie légère, avec principalement un lieu de tournage et une équipe de tournage réduite.

C’est à ce moment-là que l’idée d’une fiction a germé, lorsqu’avec Audrey nous avons écrit le scénario. L’idée de fiction, et je dirais plus précisément, l’idée de tragédie, propre à cette histoire et au vécu des personnages. Grâce à une aide régionale de la Guyane et une aide européenne (New Dawn), nous avons pu mettre en place deux tournages importants, entre 2022 et 2023, qui ont permis à la fois aux protagonistes et à l’équipe de tournage d’expérimenter et de ressentir une mise en scène hybride, passant du réel à des scènes fictionnalisées. La production de ce film reste très artisanale et processuelle, mais aussi et surtout relationnelle. Les trois sociétés de production qui ont porté le film (Spectre Production, Twenty Nine et l’Atelier Graphoui) sont des espaces humains, où la discussion et la réflexion étaient toujours présentes, dans un rapport critique vis-à-vis d’une industrie cinématographique qui broie et vide les corps qu’elle utilise.

C. L. : Entre fiction et documentaire, pourquoi avez-vous choisi la fiction et comment avez-vous joué avec l'approche documentaire dans votre mise en scène ?

M. J-B. : La fiction est venue progressivement, à travers Melrick d’abord, l’écriture avec Audrey et nos références partagées ensuite, et enfin le contexte de production. Il s’est avéré aussi qu’en pratique, la fiction a aidé à de nombreux endroits, notamment pour que les émotions puissent s’exprimer d’une manière plus juste que si l’on s’était retrouvé dans un cadre plus classique de documentaire. C’est d’ailleurs de cette manière que j’ai commencé, à travers des interviews basiques. Mais je sentais que ce dispositif ne suffisait pas à rentrer dans la matière même des sentiments et états des protagonistes.

En créant des « personnages », il s’agissait de construire une version d’eux-mêmes, qui à la fois s’inspirait du réel tout en imaginant de nouvelles potentialités de vie. Et cette distance avec soi, a pu permettre à la fois de se détacher du « réel », un réel lourd et pesant, remplis d’injonctions sociales pour rentrer dans un présent imaginé, dans une sensation d’innocence et de fraîcheur, mais aussi de prendre distance avec le traumatisme de la mort de Lucas. Nous savions tous que le film tournait autour de ce sujet dur, mais nous y rentrions à travers des actions du quotidien que nous avons recréées : faire la cuisine en famille, jouer du tambour, du football, faire une balade en voiture…

La dureté de l’histoire arrivait dès lors de manière plus naturelle et fluide, sans être forcée. Il en reste tout de même qu’au sein de la fiction, le réel est présent, s’exclame et se meut dans toutes les directions. C’est donc un jeu constant entre un imaginaire et un réel. Car nous tournions à Mont-Lucas, dans un quartier qui m’est cher où habite une partie de ma famille, et ce n’est pas un détail. Ce lieu n’est pas interchangeable, n’est pas un « décor » cinématographique. C’est un lieu vivant, avec ses propres habitants, ses propres codes, un quartier réellement « sensible » pour encore déjouer ce terme rendu lourd par les médias. Et cela il faut l’écouter. Le cinéma ne peut pas toujours imposer son économie en laissant de côté le lieu où il se déroule. Et malheureusement c’est souvent le cas, en Guyane et ailleurs.

L’industrie cinématographique ressemble souvent bien moins à un projet social et relationnel, qu’une entreprise extractiviste, qui arrive sans dire bonjour, brûle les arbres, construit et détruit des décors, laisse des déchets partout, pollue l’eau, s’en va et montre ses images toxiques dans le monde en effaçant la violence qui les a fait naître.

C. L. : Quelle est la force selon vous du cinéma et de la tradition orale et musicale pour affronter un deuil ?

M. J-B. : Il est vrai que la musique ou le chant au sein de nombreuses famille guyanaises, est un vrai lieu de transmission de savoirs et de transformation de la violence en une force de vie. Le film s’ouvre d’ailleurs avec la musique Prends courage Ô de Josy Masse, grande chanteuse guyanaise, et résonnait à de nombreux endroits avec l’histoire de Lucas. Continuer à avancer, malgré la violence, la mort, malgré nos chamailleries qui parfois se transforment en séparation, malgré la difficulté de faire communauté dans un contexte de départementalisation, qui comme a pu le souligner de manière si juste Aimé Césaire, n’est rien moins d’autres qu’un contexte de colonie ni plus ni moins.

« Le mot département c’est tout simplement un alibi. C’est un camouflage, c’est un mot, un flatus vocis ! Mais la réalité, elle est coloniale. Il s’agit d’une hypocrisie. Ou bien alors on est dupe du vocabulaire officiel.» témoignage issu du film Eia pour Césaire (2009) de Sarah Maldoror

Kouté vwa tente par ailleurs d’être au plus proche des personnages, qui vivent un deuil insurmontable. Pour Yannick, la parole sera un vecteur pour nous transmette à la fois ce qu’il a vécu, et évoquer à travers des mots presque poétiques, d’une Guyane qu’il a connu enfant, et qui a disparu à cause d’une violence endémique liée à cette situation coloniale, et dont Lucas et lui-même furent une des victimes. Et il est vrai que dans ce contexte, Melrick et Nicole vont trouver une force dans le fait d’être ensemble, de converser ensemble, et de partager aussi la musique, celle du tambour.

L’initiation de Melrick au sein du groupe Mayouri Tchô Nèg sera une manière pour lui de se reconnecter à son oncle, à ses racines, à faire revivre le spectre de Lucas désormais dans un rapport au présent. L’espace en tout cas du cinéma, pour Yannick, Melrick et Nicole, a été un lieu de transformation d’une violence non digérée, par le fait qu’ils aient créé des personnages propres à une tragédie, dépassant un cadre proprement personnel. Le cinéma permet quelque part de rentrer de manière profonde dans un état émotionnel. Un deuil, c’est quelque chose d’invisible, c’est une plaie brûlante et ensanglantée sans que l’on ne voit rien, ce sont des émotions de destruction et de vengeance qui macère au sein du corps. Et je ne pense pas que le cinéma peut régler cela, le « soigner », ça serait une complète illusion. Je pense plutôt qu’il peut le montrer, l’accueillir, sans trop devoir le modeler.

Certaines paroles de Nicole, en les écoutant, pourrait permettre de nous dire que la vengeance n’amène qu’à plus de morts, et nous enlève au fur et à mesure notre humanité intérieure. À ce sujet, l’industrie cinématographique états-unienne, nous montrant la vengeance comme fin ultime et réparatrice, est bien à l’image d’une société de colonialisme de peuplement, qui ne peut qu’exister à travers la mort constante d’un autre, à travers une guerre mené à l’intérieur et à l’extérieur de ses frontières. Une société où l’humanité semble avoir disparu totalement, comme peut l’être Israël.

Les plaies d’un deuil à l’intérieur des vivants, qui pleurent un proche disparu à jamais, elles peuvent mettre une vie, des générations à se soigner. Le cinéma peut seulement les écouter et les transmettre, telle qu’elles sont, telles qu’elles resteront durant longtemps, dans toutes leurs violences, leur brutalité, leur humanité, leur vérité.

Illustration 3

Kouté vwa
de Maxime Jean-Baptiste
Fiction
76 minutes. Belgique, France, 2024.
Couleur
Langue originale : français

Avec : Melrick Diomar, Nicole Diomar, Yannick Cébret
Scénario : Maxime et Audrey Jean-Baptiste
Images : Arthur Lauters
Montage : Liyo Gong
Son : Killian Dadi
Musique : Mayouri Tchô Nèg, Josy Masse, Floating Points, Pharoah Sanders and the London Symphony Orchestra
1re assistante réalisateur : Elise Van Durme
Production : Rosa Spaliviero (Twenty Nine Studio & Production) et Olivier Marboeuf (Spectres Productions)
Coproduction : Ellen Meiresonne (Atelier Graphoui), Damien Riga (Shelter Prod)
Distributeur (France) : Les Alchimistes

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