Billet de blog 13 mars 2024

Cédric Lépine (avatar)

Cédric Lépine

Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux

Abonné·e de Mediapart

Entretien avec Claudia Huaiquimilla pour son film "Mis hermanos"

"Mis hermanos", le nouveau film réalisé par Claudia Huaiquimilla après "Mala Junta" (2016) sort en salles en France ce mercredi 13 mars 2024. Il y est question de prison carcérale pour mineurs au Chili à partir d'une histoire adaptée d'un fait divers.

Cédric Lépine (avatar)

Cédric Lépine

Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
Claudia Huaiquimilla © DR

Cédric Lépine : Le film est construit sur des faits réels: pouvez-vous expliquer comment la réalité de la situation des jeunes décédés dans des prisons d'État a influencé l'écriture du scénario?

Claudia Huaiquimilla : En équipe, nous avons eu l'occasion de découvrir la réalité de ces jeunes lors de la diffusion de notre premier film Mala Junta. À cette époque, nous étions appelés à exercer des fonctions dans différents centres de détention pour mineurs à travers le pays. L'expérience était extrêmement marquante pour nous, notamment après avoir partagé avec eux. Nous avons ainsi appris de leur propre bouche leurs histoires, au-delà des préjugés et des stéréotypes qui se construisent dans l'imaginaire collectif avec les informations, souvent biaisées, fournies par la presse. Il était très important de pouvoir partager, en laissant de côté le casier judiciaire, et connaître leurs sentiments, leurs rêves et leurs désirs, typiques de tout adolescent.

D'un autre côté, ce qui nous a beaucoup surpris, c'est que certains de ces établissements étaient d'anciennes prisons pour adultes. L'un d'entre eux était même un centre de torture sous la dictature de Pinochet. Ces espaces étaient destinés à héberger des mineurs sans même avoir été reconditionnés pour leur fournir un environnement décent et des outils pour leur réinsertion dans la société. Pour beaucoup de jeunes, le passage par ces centres devient souvent un traumatisme et une stigmatisation qu’ils doivent porter tout au long de leur vie.

Pour autant, sans avoir au préalable été dans ces centres dans le but d'en faire un récit, ces visites ont posé les jalons pour commencer l'écriture d'un nouveau film. L'écriture du scénario s'est faite à partir des témoignages de différents jeunes détenus dans des centres à travers le Chili. Pour ce faire, nous avons cherché des idées qui donneraient une unité aux différentes anecdotes et témoignages que nous avons recueillis. C’est ainsi que nous avons développé pour ce film l'importance de la fraternité et du rêve. Et à partir de là, nous avons créé des situations fictives qui pourraient accueillir ou faire dialoguer toutes ces différentes voix issues du confinement.

C. L. : Pouvez-vous rappeler le drame qui s'est déroulé au centre de détention pour mineur Puerto Montt en 2007 qui vous a inspiré pour écrire?

C. H. : En 2007, 10 jeunes détenus dans un centre de détention pour jeunes à Puerto Montt, dans le sud du Chili, ont organisé une émeute pour à la fois exiger de meilleures conditions de détention et aussi un moyen de s'échapper avant l'arrivée des pompiers. Ils ont cherché désespérément une issue de secours avant l'arrivée des pompiers et l'ouverture des portes du lieu. Cependant, la situation est devenue incontrôlable et ils sont tous morts étouffés.

La première fois que je me suis rendue au centre où s'est produit ce drame, j'ai vu du côté du grand mur de sécurité, un petit mémorial construit par les familles des jeunes décédés. Au fil des années, les photographies des 10 adolescents ont été complètement effacées. Il m'a semblé que c'était une manière douloureuse de rendre compte de ce qui se passe au Chili autour d'une mémoire collective qui devrait s'opposer à ce que des événements se répètent. C'est comme si l'existence de ces enfants avait été effacée non seulement de cet endroit, mais aussi de la mémoire du pays.

Ainsi, le film est une tentative de récupérer cette image voilée et de se poser la question de savoir qui étaient ces jeunes, pourquoi ils étaient dans ce lieu et ce qui les a amenés à penser que la mutinerie était la seule option pour un avenir possible. Certains des éléments de réalité ont été maintenus dans le film comme les deux frères qui ont effectivement participé à cet événement, ce qui a été fondamental pour définir pour nous le choix du point de vue. Nous avons essayé de nous placer d'un point de vue empathique pour réfléchir à ce que cela signifierait d'être confiné avec son frère et d'aller jusqu'à trahir ses convictions pour tenter de le protéger.

C. L. : De 2005 à 2020, 1796 jeunes sont décédés dans ces centres de détention étatiques : quelle a été durant ces années la politique gouvernementale vis-à-vis de la délinquance juvénile? Comment autant de jeunes ont pu ainsi trouver la mort sans que les politiques s'en alarment?

C. H. : Techniquement, le SENAME (Service National des Mineurs) était une agence gouvernementale, collaboratrice du système judiciaire, chargée de protéger les droits des enfants et des adolescents au Chili, en particulier ceux qui ont été violés et, en plus de la réinsertion, de ceux qui ont commis des crimes. Cependant, dans la pratique, c'est un espace où leurs droits sont violés, en toute impunité, en raison du silence et du manque d'informations et de recherches qui ont perduré pendant de nombreuses années au fil des différents gouvernements. Pendant longtemps, l’enfance n’a pas été une priorité dans le pays.

Cependant, lors de la soi-disant « explosion sociale » au Chili (18 octobre 2019), l’un des plus grands slogans de la rue faisait référence à la fermeture de cette institution. « No + SENAME » (litt. pas plus de SENAME) était lu sur des affiches et des murs. Bien que cette organisation ait été réformée récemment, on craint qu'il ne s'agisse que d'un changement de nom, et non d'un véritable changement dans la protection que le pays accorde aux droits des enfants et des jeunes.

Illustration 2
Mis hermanos Mis hermanos sueñan despiertos de Claudia Huaiquimilla © JHR Films

C. L. : Quelles sont les origines sociales des adolescents incarcérés au Chili?

C. H. : La plupart d’entre eux sont issus de secteurs à forte vulnérabilité sociale, appartenant aux classes moyennes inférieures et basses du pays. Beaucoup d’entre eux ont d’abord été hébergés dans des refuges sociaux parce qu’ils ont été abandonnés par leurs familles, puis ont été transférés dans des centres de détention après avoir commis un délit. Un pourcentage non moindre appartient également aux communautés autochtones.

C. L. : La fraternité et la solidarité entre jeunes réprimés, comme dans Mala junta, traverse vos histoires: est-ce votre espoir pour construire un nouvel horizon social quand la famille et l'État font défaut comme pour vos protagonistes?

C. H. : En général, je place mes espoirs dans les gens, dans les institutions et surtout dans la perspective qu'apportent les nouvelles générations. Je pense que leurs idées peuvent souvent être irrévérencieuses, mais qu'elles apportent la dose nécessaire d'insolence et de changement par rapport à ce qui est établi. Dans ce contexte, les adultes et les institutions portent souvent un jugement très sévère à l'égard des adolescents, agissant d'abord par la répression ou la coercition, au lieu de favoriser un espace de dialogue. C'est pourquoi ils répondent en recherchant un espace parallèle, séparé, avec ses propres règles. Un lieu de complicité, de fraternité entre eux et de résistance identitaire.

Pour moi, le cinéma peut jouer un rôle important en faisant place à leurs points de vue et en recherchant une empathie qui favorise la recherche de lieux d'accord et de dialogue entre les générations sans pour autant éliminer les nouvelles voix. Je crois qu'il est également nécessaire, pour l'avenir et comme témoignage de notre époque, de raconter l'histoire de personnages qui ne semblent pas importants dans l'histoire officielle du pays, mais qui rendent compte des symptômes et des réactions aux événements actuels, tout autant que les problèmes et les germes de changements possibles.

C. L. : Pouvez-vous parler du personnage joué par la brillante actrice Paulina Garcia, rare personnage féminin avec la grand-mère des protagonistes?

C. H. : Ana (50 ans), interprétée par Paulina García, est une assistante sociale qui travaille comme enseignante de traitement direct dans ce centre de détention. Il s’inspire de plusieurs travailleurs sociaux que nous avons rencontrés lors de nos recherches. Avec une profonde vocation sociale, Ana tente d'inculquer aux jeunes l'intérêt pour autre chose, en canalisant l'anxiété générée par le confinement. Le désir de changement social se trouve dans l'atelier qu'elle dirige, où elle tente d'améliorer le monde, à sa manière. Dans Ángel et Franco, Ana voit des jeunes très créatifs et gentils, c'est pourquoi elle les aime, en particulier Ángel, qui se prépare au PSU (Test de Sélection Universitaire), confiant qu'il entrera à l'université, car elle voit le potentiel qu'il a. S’il ne tenait qu’à elle de changer le destin d’un jeune sur 100, elle envisagerait de payer, aussi difficile que cela puisse être.

Le portrait de ce personnage nous raconte un abandon institutionnel où l'on voit souvent les enseignants et les travailleurs se battre seuls face à une réalité brutale, étant également victimes de ce système qui les a laissés de côté.

C. L. : Quels étaient vos choix de mise en scène en ce qui concerne le travail de l'image où la lumière est très présente pour rendre compte d'un lieu d'enfermement et d'absence d'horizon pour ces jeunes?

C. H. : L'idée était de travailler de manière à la fois auditive et visuelle afin de développer la sensation de l'inhospitalier, de l'hostile et de tout l'aspect dépersonnalisé, en s'éloignant de l'imagerie habituelle de la prison et de la misère pornographique qui existe habituellement dans une certaine image véhiculée de l'Amérique latine. L'accent est mis sur les personnages, leurs sentiments et la façon dont ils contrastent avec cet espace oppressant qui annule l'individualité. Pour cette raison, l'objectif était de sauver ces petits moments ou espaces de résilience et de particularité de chaque adolescent qui résiste à la soumission. Le cadrage et les mouvements permettent une intimité avec les enfants, à l'opposé des adultes, des autorités et des institutions, qui sont représentés de manière distante.

Concernant le travail de la lumière, il a été réalisé de manière naturaliste, mais en mettant en avant un élément constant qui est la couleur des spots de sécurité toujours présents dans les locaux. Ces projecteurs éclairent leurs nuits et nous voulions voir comment le fait d'être constamment éveillé colorait leurs rêves et leur imagination, affectant également leur perception. En contraste absolu, le son tente de sauver ce lieu et cet espace auxquels ils n'ont pas accès : ils peuvent observer les montagnes et la liberté sans y accéder. Également au son des oiseaux, qui se confond avec les sifflets, qui sont un signe évident de la résistance des jeunes, générant une forme de communication avec des codes que les adultes locaux ne peuvent pas déchiffrer. Le son sauve ce à quoi les adolescents prêtent attention comme leurs sentiments et leur permet d'unir l'espace quotidien avec celui de l'inconscient, où règne une plus grande liberté.

C. L. : Comment et pourquoi avoir choisi cette prison isolée au milieu de la montagne et de la forêt?

C. H. : Dans le choix de la prison, la collaboration avec les enseignants locaux était essentielle : ceux-ci ont été nos plus grands complices pour entrer et pouvoir dialoguer avec les jeunes sans oublier l'obtention de l'autorisation à filmer à l'intérieur.

Le centre choisi n'est pas absolument isolé du reste de la ville comme le montre le film, mais nous travaillons sur cette illusion pour représenter l'exil généré pour ces adolescents en entrant dans ce lieu. Ce choix permet de se rendre compte que s'il y avait un appel à l'aide désespéré à partir de cet endroit, il se perdrait dans la montagne, tout comme de nombreuses voix d'adolescents qui se sont éteintes sans être entendues.

C. L. : Peut-on voir dans la présence des arbres dans le film un lieu mythologique d'enracinement à la culture mapuche pour renaître et poursuivre l'esprit de résilience et de résistance?

C. H. : En travaillant sur une histoire dans ses grands traits, nous avons eu besoin de trouver un espace capable d'accueillir des personnages auxquels l'État et la société tournaient le dos, en revisitant ce récit pour lui donner une fin différente, plus digne et en même temps émotionnelle, attrayante. Ce deuil affirme que nous pensons que notre pays est conscient du drame de ces jeunes. Et comme vous le dites, il est aussi question de résilience et de résistance dans leurs histoires, de leur courage et de leurs rêves. Il était ainsi essentiel que leurs témoignages ne soient pas perdus.

Pour moi, il était important qu'au moins la nature qui entoure ces énormes murs de ciment soit témoin, écoute et en quelque sorte accueille ces personnages. Cette cachette naturelle présente de nombreuses similitudes avec celle des personnages de Mala junta, un lieu où les règles des adultes et des institutions sont laissées de côté.

C. L. : Pouvez-vous parler de la place que vous avez accordé au rêve dans le film comme échappatoire pour les personnages?

C. H. : Lors du partage avec les enfants internés, nous avons été frappés de voir certains d'entre eux absolument endormis, le regard perdu. Cela est dû à l'utilisation récurrente d'anxiolytiques et d'antidépresseurs qu'on leur donne, sans grand contrôle, pour supporter l'enfermement et l'incertitude de ne pas savoir combien de temps ils y resteront.

Cette léthargie comme moyen d'évasion nous a fait réfléchir à l'idée de rêver d'évasion, mais aussi comme projection de leurs désirs et du futur qu'ils imaginent. L'un des premiers obstacles que nous avons rencontrés lors de l'écriture du scénario était que le film se déroulerait exclusivement dans ce centre de détention et que la seule évasion serait possible à travers les pensées, les souvenirs et les rêveries d'Ángel, le protagoniste.

C. L. : La répression étatique faite aux jeunes, présente encore dans les mouvements sociaux du Chili en 2019, comme une métaphore de la répression contre la communauté mapuche, d'autant que plusieurs personnages parmi les adolescents en sont issus?

C. H. : Lors de la projection de Mala junta dans les centres, les jeunes nous ont beaucoup parlé des scènes de violence et de répression policière qu'ont vécues les communautés mapuche, soulignant que cela ressemblait beaucoup aux rafles et à l'oppression qu'ils ont subies à l'intérieur des locaux, dans leur propre chambre, sans possibilité de s'échapper.

En raison de ce type d'événements, les enfants vivent sur la défensive et une sorte de cocotte minute se développe dans le lieu qui peut exploser à tout moment. Ce sont des circonstances qui les pèsent, il y a un équilibre précaire et quand on se met à leur place, une rébellion contre l'autorité et la violence basée sur l'émeute semble être quelque chose de logique et presque inévitable.

Illustration 3

Mis hermanos
Mis hermanos sueñan despiertos
de Claudia Huaiquimilla
Fiction
85 minutes. Chili, 2021.
Couleur
Langue originale : espagnol

Avec : Iván Cáceres (Ángel), César Herrera (Franco), Andrew Bargsted (Jaime), Sebastián Ayala (Jonathan), Julia Lübbert (Tiare), René Miranda (Michael), Joaquín Amauta (Bryan), Diego Arboleda (Parse), Belén Herrera (Bianca), Mario Ocampo (le moniteur), Luz Jiménez (le grand-père), Robinson Aravena (Tata), Germán Díaz (Bastián), Ariel Mateluna (Mala Junta), Claudio Arredondo Medina (l'avocat), Otilio Castro (le gendarme)
Scénario : Pablo Greene, Claudia Huaiquimilla
Images : Mauro Veloso
Montage : Andrea Chignoli, María José Salazar
Musique : Miguel Miranda, Miranda y Tobar
Son : Miguel Hormazábal, Carlo Sanchez
Direction artistique : Karla Molina
Scripte : Leticia Akel
Production : Pablo Greene, Mariana Tejos Martignoni
Production associée : Guillermo Migrik
Sociétés de production :Lanza Verde, Inefable
Distributeur (France) : JHR Films

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.