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Cédric Lépine : Pouvez-vous parler de l'importance de l'expérience collective de la réalisation de films ?
Astrid Rondero : Le cinéma est en tant que tel une expérience de création collective. Au Mexique, les réalisatrices sont conscientes de l'importance de partager beaucoup afin de pouvoir aller de l'avant. Avec Fernanda [Valadez], nous avons une collaboration de plus de quinze ans à la production, à la direction et au scénario. Au fil de notre travail en commun, chacune d'entre nous s'est en effet spécialisée dans certaines responsabilités. Ainsi, depuis Sans signes particuliers, Fernanda s'est attachée au montage du film, mais, en général, nous partageons toutes les responsabilités dans une réalisation. Ainsi, pour l'écriture du scénario nous échangeons beaucoup avec de multiples aller et retour entre nous et ainsi jusqu'au tournage, avec des idées complémentaires.
C. L. : Avec Sans signes particuliers, Hijo de sicario (Sujo) questionne encore la fatalité de la violence masculine dans une société patriarcale où le féminicide est l'une des conséquences. Vos films sont-ils là pour lutter contre cette fatalité ?
A. R. : Avec Fernanda, nous considérons que Hijo de sicario est la continuité d'une conversation initiée avec Sans signes particuliers mais en vérité ce dialogue avait déjà commencé avec notre premier film Los Días más oscuros de nosotras (2017). Hijo de sicario pose des questions inverses à celles de Sans signes particuliers où nous nous demandions ce qu'il fallait pour qu'un jeune homme en vienne à commettre des actes de violence extrême alors que dans Hijo de sicario nous demandons comment un jeune homme peut sortir de la violence. Il est vrai qu'il est question de violence machiste comme perpétuation de nombreux crimes. Le protagoniste est accompagné tout au long de sa vie par de nombreuses femmes jusqu'à son âge adulte. La violence au Mexique est en effet pour l'essentiel une violence de genre. Ainsi, la majeure partie des jeunes qui sont cooptés par les organisations criminelles sont uniquement des garçons. Ainsi, les hommes sont des proies vulnérables faciles pour le narcotrafic.
C. L. : L'absence du père dans l'histoire du jeune homme est appréhendée dans une atmosphère semi fantastique voire mythologique : comment expliquer ce choix ?
A. R. : Nous souhaitions d'un côté de cette manière rendre compte de la partialité des souvenirs de Sujo à l'égard de son père : il ne s'en souvient pas avec clarté. D'un autre côté, nous voulions illustrer l'héritage de la violence en faisant interpréter le père et le jeune homme devenu adulte par le même acteur. Il est vrai encore que ce personnage n'a pas fini jusqu'à la fin de se construire. Nous voulions construire ce père à partir d'un souvenir d'enfance pour dire que le père aussi a été un enfant vulnérable.
La signification du prénom Sujo qui apparaît à la fin du film permet de donner une ouverture mythologique au film. Nous voulions raconter la manière dont se forme un homme bon issu d'un enfant confronté aux circonstances violentes de la vie. C'est pourquoi nous voulions raconter la présence fragmentée et lumineuse du père. Nous voulions montrer que tous ces jeunes garçons qui finissent par être recrutés par le crime organisé étaient des enfants vulnérables et qui ne participent pas de prime abord consciemment à la violence du narcotrafic.
C. L. : Pour échapper à l'héritage de la violence, le protagoniste doit suivre une migration que le conduit en ville, à la différence du mouvement inverse allant de la ville au milieu rural suivi par la protagoniste de Sans signes particuliers.
A. R. : En effet, telle était notre intention. Dans Sans signes particuliers, la protagoniste quitte une petite ville pour partir à la recherche d'une personne à la campagne tandis sur fond de migration vers les USA. Dans Hijo de sicario, il est question d'une migration dont on parle moins : la migration intérieure où des personnes sont contraintes à abandonner toutes leurs possessions et la communauté à laquelle ils appartiennent en raison du climat de violence généralisée. Ce sont des zones de silence où le narcotrafic exerce son pouvoir en toute impunité et où la population doit fuir pour protéger sa vie.
Nous voulions en effet parler dans ce film de ces jeunes qui doivent abandonner leur lieu d'origine pour rencontrer un destin différent. Ce récit évoque en parallèle le drame d'Ayotzinapa où la possibilité de faire des études pour le protagoniste est une alternative au cycle de la violence dans lequel il se retrouve. Le centre universitaire de la UNAM à Mexico représente le centre de la conscience sociale, à travers la responsabilisation et la mobilisation citoyenne.

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C. L. : Le symbole de l'éducation est très fort dans le film : que représente pour vous la professeure ?
A. R. : La professeure est le symbole de la complexité du Mexique. Le pays est en effet traversé par une intense violence mais où l'accès à l'université reste gratuite. Ce statut de la UNAM où se retrouvent des personnes différentes a été défendu durant plusieurs décennies. C'est là que se développent à la fois la conscience sociale et la conscience politique du pays.
Lors d'une projection, quelqu'un nous faisait remarquer que cela pouvait être de la science-fiction qu'un jeune homme voulant échapper au narcotrafic trouve refuge à l'université. Or, la véritable science-fiction se trouve dans le fait que dans le pays la jeunesse continue à vivre dans ce contexte de violence. Nous pensons qu'il reste toujours pour la jeunesse la possibilité de changer son destin. Le film interroge une identité : le personnage est-il davantage son passé que son présent ? Ici, entre largement en ligne de compte le déterminisme social. En ce sens, Hijo de sicario est un récit d'apprentissage.
C. L. : Pouvez-vous parler de ce choix de nom donné au titre original du film Sujo ?
A. R. : L'idée du nom nous est venue avec la nécessité de parler de comprendre ce que pouvait être l'héritage de ce jeune homme. L'image conflictuelle vient du père qui est une personne qui perpétue la violence. Quel espoir un enfant peut avoir à grandir à l'ombre d'un tel père ? Au final, le nom exprime tout ce que le père espérait pour son fils. Ce nom est associé à la liberté, à la beauté, quelque chose que le père lui-même pouvait expérimenter quand il était enfant : ce nom est en lien avec un héritage caché. Ce nom n'est pas associé à une langue locale mais davantage à une légende mongole. Nous avons décidé de choisir ce nom pour exciter la curiosité quant à sa signification alors qu'il est plutôt rare au Mexique. Ce nom signifie que le destin attaché à une personne peut être tout autre que celui en cours et ainsi encourager un nouveau chemin loin de la violence initiale dans le Mexique d'aujourd'hui.

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Hijo de sicario
Sujo
de Fernanda Valadez et Astrid Rondero
Fiction
126 minutes. Mexique, USA, France, 2024.
Couleur
Langue originale : espagnol
Avec : Juan Jesús Varela (Sujo), Yadira Pérez (Nemesia), Alexis Varela (Jai), Sandra Lorenzano (Susan), Jairo Hernandez (Jerem), Kevin Aguilar (Sujo, enfant), Karla Garrido (Rosalia)
Scénario : Fernanda Valadez et Astrid Rondero
Images : Ximena Amann
Montage : Susan Korda, Astrid Rondero, Fernanda Valadez
Musique : Astrid Rondero
Son : Omar Juárez Espino
Design sonore : Josue Ramos Cruz, Omar Juárez Espino
Costumes : Aleja Sánchez
Décors : Brenda Medina
Scripte : Aura Getino
Société de production : Enaguas Cine (Mexique)
Production : Diana Arcega, Jean-Baptiste Bailly-Maitre, Virginie Devesa, Astrid Rondero, Jewerl Ross, Fernanda Valadez
Production exécutive : Gus Corwin
Distributeur (France) : Damned Distribution
Vente internationale : Alpha Violet