Billet de blog 13 novembre 2015

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Cédric Lépine

Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux

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Entretien avec Carolina Platt, réalisatrice du documentaire « La Hora de la siesta »

Propos recueillis à Toulouse en mars 2015, lors de la présentation du documentaire en compétition au festival Cinélatino.

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Carolina Platt © Laura Morsch Kihn

Propos recueillis à Toulouse en mars 2015, lors de la présentation du documentaire en compétition au festival Cinélatino.

Cédric Lépine : Le film traite d’un sujet très sensible auquel vous êtes intimement liée. Quelles sont les règles que vous avez mises en place pour réaliser un film qui tente de mettre à distance vos propres émotions ?

Caroline Platt : J’ai suivi quelques règles pour protéger les personnes que j’interrogeais face caméra. Je me suis rendu compte qu’il serait difficile d’obtenir des parents qui ont perdu leur enfant dans cet incendie un discours purement informatif même s’ils avaient beaucoup à dire en tant que militants. Je savais que dans ces échanges j’allais entrer dans leur vie personnelle. Il fallait que je m’impose quelques règles pour avoir leur confiance. Ainsi, je leur ai expliqué que j’arrêterai la caméra au moment où ils le souhaiteraient. Dès lors, ils se sont senti plus à l’aise pour confier leurs paroles. En définitive, à part une fois avec une mère, personne ne m’a demandé d’arrêter d’enregistrer.

Envisager de faire tous ensemble ce documentaire m’a beaucoup aidé à le faire : ce n’était plus un documentaire sur eux, mais bien « notre » documentaire. Certains parents ont voulu participer au scénario et d’autres ont même pris la caméra pour enregistrer. Cela leur a permis de se sentir moins envahi par le film.

Quant à ma prise de distance face à mes émotions, je pense qu’il y a un temps pour tout. Je suis restée quatre ans et demi avant de réaliser ce film. J’ai pris deux ans pour réaliser essentiellement un travail d’investigation, six mois après la tragédie. Ensuite le tournage a commencé. Durant tout ce temps j’ai été confronté à diverses émotions et à un moment donné j’ai senti que le moment était venu pour moi de sortir tout ce que j’avais en moi. À mi-parcours du projet, j’ai pris des distances avec mes émotions pour commencer à penser concrètement au film. Le processus technique et de production du film oblige à prendre cette distance . Il est important de constater que la voix of est le résultat des notes que j’avais prises à l’époque où j’étais submergée par mes émotions. L’écriture m’a servi alors de catharsis et ces lignes, je n’aurai jamais pu les retrouver au moment où j’avais en tête des problématiques autour de la réalisation technique du film. Ainsi, au moment de monter le film je pouvais disposer devant moi d’une « carte émotionnelle ».

C. L. : Le documentaire relate une tragédie dans laquelle chaque Mexicain peut se retrouver compte tenu de la situation sociopolitique contemporaine. Avez-vous senti au moment de faire le film que celui-ci pouvait concerner un public très large ?

C. P. : En faisant ce documentaire, je n’imaginais aucunement qu’il pouvait m’aider : je l’ai fait par nécessité. Le Mexique connaît actuellement une longue période traversée par d’intenses tragédies, où l’on compte plus de 20 000 disparus, la mort des élèves de l’école ABC, des étudiants d’Ayotzinapa, etc. Ainsi, le Mexique est un pays en deuil. À ce titre il est important de comprendre comment fonctionne un pays en deuil. On ne peut réfléchir sur ce qui est en train de se passer ; à l’instar un individu plongé dans le deuil, il est impossible de se libérer : on est en permanence en colère ou en dépression. Un pays continuellement déprimé est très dangereux. Le documentaire est un moyen de traiter le sujet mais sans basculer dans la douleur. Ce que nous avons commencé avec les parents est une entreprise qui se prolonge dans le temps. Il est très probable que les responsables de cette tragédie ne se retrouveront jamais en prison. Nous devons donc avoir la force de poursuivre. Si tu ne peux pas guérir, tu t’épuises : tu ne pourras pas lutter complètement car tu t’épuiseras. L’objet du documentaire est donc de tenter de comprendre ensemble ce qui s’est passé, tenter de trouver un équilibre et poursuivre la lutte pour exiger un pays plus juste.

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© DR

C. L. : Dans le documentaire, ce sont les images de la télévision qui informent de la tragédie : quel est le rôle des chaînes de télévision au Mexique face aux tragédies ? Prennent-elles la responsabilité de vivre le deuil avec leurs spectateurs ?

C. P. : Actuellement c’est horrible ce qui se passe avec les moyens de communication au Mexique parce qu’il existe une censure très forte à l’égard des journalistes qui cherchent à apporter un point de vue plus profond sur ce qui se passe dans le pays. C’est à cet égard une terrible persécution. La majorité des moyens de communication massifs, comme la télévision, bombardent les citoyens de statistiques émotionnellement très fortes, concernant par exemple le nombre de morts. Ceci entraîne peu à peu la société à oublier. Il s’agit là d’une pratique médiatique systématique et quotidienne. Ainsi, j’entends beaucoup de Mexicains dire : « je ne veux rien savoir de plus ! » Ceci est le discours qui entraîne l’isolement de chacun et nous empêche d’avancer en tant que société. Lors d’une projection du film, un spectateur faisait remarquer que partager la douleur est une manière d’affronter celle-ci et sans cela il n’y a pas d’issue. C’est aussi une lutte pour trouver un lieu et motiver les personnes pour qu’elles voient un documentaire. Ce n’est qu’un début, alors que la télévision est beaucoup trop omniprésente au Mexique. La position de la télévision mexicaine est très irresponsable, lorsqu’elle présente les drames sans jamais témoigner de ce qui se passe après. La violence se succède dès lors en accumulation de faits divers assénés comme une mitraillette.

C. L. : Sentez-vous cette difficulté pour les Mexicains à exprimer leur douleur en raison de la répression exercée à l’égard de ce qui se passe vraiment ?

C. P. : Oui, tout à fait. Nous ne nous arrêtons pas, aussi nous ne pouvons pas voir ce qui se passe. Dès lors, face aux tragédies, les spectateurs de Televisa préfèrent oublier en regardant des télénovelas. Je suis confiante dans le fait que se développe de plus en plus la prise de conscience de ce qui est train de se passer. Cela m’arrive de rencontrer des personnes, lorsque je présente le film, qui ignoraient totalement que les événements du documentaire avaient pu avoir lieu au Mexique. Comment peut-on imaginer que dans une école meurent 49 enfants sans que cela se sache dans le pays ? Je pense que ce sont précisément ces espaces d’expression, comme peuvent l’être les salles de cinéma, qui nous font énormément défaut. Cela fait maintenant six ans cette année que l’incendie a eu lieu et que les lieux sont depuis restés les mêmes. Ceci aide au processus collectif du deuil à se mettre en place. C’est pour moi là une métaphore très significative de ce que nous sommes en train de vivre : on remet à plus tard le moment de la prise de conscience mais celui-ci n’arrive jamais.

C. L. : Le documentaire commence et se termine par l’image de votre fille sur vos épaules, symbolisant les parents qui portent leurs enfants par-delà la douleur. Qu’est-ce que le film peut transmette aux enfants ? Les enfants l’ont-ils vu ?

C. P. : Oui. Ils l’ont trouvé triste mais ont aimé le film, appréciant de voir les images de leur frère ou sœur défunt. Je pense que l’expérience de vivre tous ensemble ce moment les a beaucoup aidés, alors que certaines familles sont séparées depuis. Quant à ma fille, elle a pris conscience de la mort à travers le sujet que j’abordais. En effet, elle m’a accompagnée lorsque j’allais filmer, aussi je devais lui expliquer ce que je faisais alors que dans les entretiens il était question d’enfants qui n’étaient plus. En rentrant, ma fille m’a demandé si elle allait mourir. Automatiquement, comme toute mère affolée, je lui ai répondu que non. Elle m’a dit qu’elle était pourtant semblable aux enfants pourtant décédés… Ce fut pour moi une remarque à laquelle il était difficile de répondre et je ne pouvais pas lui mentir. Finalement, ce n’est pas si difficile d’expliquer car les enfants comprennent parfaitement. Je pense qu’il est nécessaire de parler de cela avec les enfants qui se sentent dès lors plus en sécurité. Ainsi, dernièrement, lorsque j’ai participé à la marche collective à l’occasion des étudiants disparus d’Ayotzinapa, ma fille m’a demandé ce qui s’est passé. J’avais remarqué qu’elle associait les événements violents des actualités avec la tragédie de l’incendie. Tous les enfants que l’on voit dans le documentaire ont appris ce qui s’est passé. Cette prise de conscience était essentielle.

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© DR

C. L. : « L’heure de la sieste » du titre est un moment de repos et de confiance du lieu qui accueille mais qui conduit à la mort. On peut également y voir la politique du gouvernement mexicain à laquelle les citoyens ne peuvent plus se fier car elle entraîne la mort. On imagine que vous allez mener une investigation avec votre caméra mais vous préférez vous concentrer sur la situation des parents : est-ce que cela signifie qu’il n’y a plus rien à attendre quant à la probité des institutions ?

C. P. : En effet, les enfants sont des êtres vulnérables qui se retrouvent durant la sieste en la situation la plus vulnérable parce qu’ils dorment. Au début, je pensais faire un documentaire davantage tourné vers la dénonciation, pointant du doigt les responsables, etc. Mais ce type de documentaire avec statistiques à l’appui allait faire fuir les spectateurs. Je ne souhaitais pas faire un film porté par l’indignation, la mise en valeur de personnages plein de courage. Je souhaitais proposer un regard plus intime, d’autant plus que la recherche de coupables était impossible en l’absence de véritable justice. Il était donc plus intéressant de mettre en avant la vitalité de la société civile par le biais de la sensibilisation à l’égard de la tragédie.

Il est important pour tous ceux qui ont participé à ce documentaire que celui-ci puisse être vu également à l’extérieur du Mexique. Nous ne pouvons accepter la thèse de l’accident, alors que la tragédie est la conséquence d’un enchaînement de corruptions. C’est important d’en témoigner à l’étranger car souvent ce qui importe le plus à notre gouvernement est l’image qu’ont de lui les pays étrangers.

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