Billet de blog 15 mai 2025

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Cédric Lépine

Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux

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Entretien avec Jorge Riquelme Serrano pour son film "Isla Negra"

"Isla Negra", le troisième long métrage du cinéaste chilien Jorge Riquelme Serrano était en compétition long métrage de fiction de la 37e édition de Cinélatino, Rencontres de Toulouse en mars 2025 où cet entretien a été réalisé.

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Jorge Riquelme Serrano © DR

Cédric Lépine : Comment s'est imposé ce titre de film ?

Jorge Riquelme Serrano : Il s'agit du nom réel de l'île où nous avons tourné. Ce lieu est connu pour avoir été la maison de Pablo Neruda. Je cherchais un lieu qui pourrait être le titre du film et j'ai trouvé cette île où la même famille est présente depuis un siècle. Il était intéressant de voir la confrontation entre cette famille de pêcheurs et la maison de Neruda. Au départ, Alfredo Castro et Paulina incarnaient un couple qui refusaient de vendre leur maison au profit d'un projet touristique. Le sujet a changé lorsque la famille réelle a été harcelée par la police navale pour l'exproprier. La propriétaire de la maison a commencé alors à émettre des doutes sur la possibilité de tourner dans sa maison. Deux mois avant le tournage, j'ai donc dû changer le scénario et invertir les situations.

C. L.. : Qu'est-ce que l'île en tant que tel en effet vous inspire en tant que réalisateur ? En effet, après Algunas bestias (2019), vous continuer à tourner sur une île.

J. R. S. : J’avais en effet envisagé une trilogie autour de l'île. J'ai commencé avec un premier film Camaleón (2016) où j'avais besoin avec peu de temps de tournage (quatre jours), de prouver que j'étais réalisateur. C'était une belle école parce où j'ai appris un peu le métier de réalisateur et de producteur. Et puis j'ai décidé de garder ce dispositif narratif, reposant sur un lieu principal où une psychologie est mise en valeur dans une situation étouffante pour le spectateur, à partir de la confrontation de différents membres d'une même famille. Pour finir, j'ai aussi voulu trouver une situation qui racontait la même chose : une maison principale face à la mer, où les conflits arrivaient à travers une famille. Dans ce cas, la famille qui avait perdu sa maison. J'ai donc pensé qu'il était intéressant que le film entre dans cette tension dramatique afin que le spectateur soit sollicité et se questionne où et quand va se produire l'explosion. Avec le directeur de la photographie Sergio Armstrong, nous pensions inconsciemment à un western, dans une lutte entre classes sociales opposées. Cette maison est une maison de style campagnard, qui ne ressemble pas à une maison normale pour la côte, mais plutôt à une vieille maison étendue. Elle permettait de travailler avec une caméra à profondeur de champ et générer ces deux espaces, l'aile riche et l'aile pauvre. J’ai trouvé très intéressant qu’un film puisse se maintenir dans cette tension, dans cette confrontation dans un seul espace. Et aussi pour montrer comment la classe supérieure ne sait pas comment se comporter avec ces gens dans une même maison. Au début, ils essaient d'être polis, d'offrir de la nourriture, puis il n'y a plus que la confrontation.

Pour le personnage joué par Alfredo Castro, je l'ai toujours vu comme un enfant gâté, un enfant riche, qui a hérité du pouvoir et qui se trouve résolu dans ses choix. Il ne sait pas comment faire sortir ces gens et il est très violent et sexiste avec son assistante, mais il est incapable d'aller affronter Jacob, le personnage interprété par Gastón Salgado, qui est l'homme fort, le gars de la mer. Tous ces éléments me semblaient super intéressants, ainsi que le fait que la sensation de protection qui existait dans ces espaces était totalement ridicule, car c'était du verre et du vieux bois. En effet, si Jacob voulait entrer, il lui suffirait de donner un coup de pied dans cette porte. Cependant, ces codes de l’espace et du respect de la propriété ont été maintenus. Cela vient aussi du fait que la famille n'est pas composée de criminels, mais plutôt de personnes qui se trouvent dans une situation très difficile, très stressante : un père malade, pas d'eau, pas de conditions de vie de base. Il faut ajouter à cet inconfort tout ce qui vient avec le fait de perdre sa maison, de perdre son territoire, ses espaces. C'est quelque chose de brutal et de très douloureux. J’ai donc pensé qu’il serait intéressant d’intégrer cela dans un même espace.

C. L.. : Jouez-vous aussi en écrivant votre scénario avec l'imaginaire cinéphilique du public qui pourrait penser au film Benny's Video (1993) de Michael Haneke ?

J. R. S. : Quand j’aborde l’écriture d’un film, je pense d’abord à un thème central. Dans ce cas, c’était la pression immobilière qui s’exerçait sur les familles les plus vulnérables. Au fond, il s’agit d’une confrontation entre David et Goliath, entre le pouvoir économique et ceux qui n’ont rien. C'était mon point de départ. Ensuite l'idée est aussi venue de ma rencontre avec Miguel Sotomayor, la personne à qui le film est dédié, parce que j'ai rencontré cet homme des années avant de faire ce film. Il vivait dans une maison en bois sur une belle côte alors que toutes les maisons autour étaient des maisons luxueuses. Miguel m'a invité chez lui et j'arrive à cet endroit avec une vue privilégiée. Je lui ai dit que des personnes riches devaient sûrement venir ici tout le temps pour essayer d'acheter sa maison. Et il m'a dit oui, que chaque week-end des gens venaient lui proposer des montagnes d'argent pour acheter sa maison, mais qu'il refusait de vendre.

Cette histoire couvait en moi depuis longtemps, et pendant la pandémie, je me suis demandé : « Est-ce que Miguel sera en vie ? » J'ai voyagé au milieu de la pandémie pour aller voir Miguel. Il ne se souvenait pas de moi et il a commencé à me parler de sa situation actuelle, alors que la pression de l'agence immobilière était beaucoup plus forte. Je lui ai dit que je voulais faire un film de fiction pour parler de sa situation et il était partant. Miguel était tellement affecté par cette situation que je voulais le faire intervenir sur le tournage pour un film qui serait une sorte de fiction documentaire hybride. J'ai invité le casting pour voir s'il pouvait jouer aux côtés des interprètes professionnels. Miguel était génial, il avait un talent inné. Il a commencé à s'impliquer dans le projet, nous avons commencé à répéter régulièrement, et un mois après avoir signé sa participation au film, Miguel m'a dit qu'il se sentait malade. Il est allé chez le médecin qui a découvert qu'il avait un cancer en phase terminale. 30 jours plus tard, Miguel mourrait.

Tout cette expérience de vie avec Miguel est également intégré au film. J'ai commencé à travailler sur les personnages pour que leur richesse psychologique soit un miroir pour le public. Je voulais que nous nous sentions tous reflétés dans les personnages où la situation semble très réaliste. Cela permettait pour moi de rendre crédible la tension causée, alors que le classicisme de la mise en scène provoque auprès du public du rire puisqu'il s'attend à ce que cela se termine comme un film de Haneke où les pauvres qui s'entretuent. Je souhaitais faire un film familial et naturaliste qui plaise au public à partir de cette réalité. La différence avec le film de Haneke, c'est que les personnages font partie de la même classe sociale. Ainsi, dans son film, les jeunes viennent dans la maison parce qu'ils semblent appartenir à la même classe. C'est pourquoi ils peuvent entrer dans la maison.

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Isla Negra de Jorge Riquelme Serrano © DR

C. L. : Vous accentuez de votre côté la confrontation des oppositions de classes sociales.

J. R. S. : Dès le début, nous savions qu’il y avait cette peur, cette lutte qui venait d’une organisation sociale très forte. C'est pourquoi le film est une métaphore de la confrontation entre personnes, reflétant également une grande partie de ce qui s'est passé dans le pays. Ce film montre que le statu quo demeure au Chili après les révoltes de 2019 et les efforts pour la rédaction d'une nouvelle Constitution, ont laissé les puissants toujours dans une position de privilège et de sécurité. J'ai donc trouvé intéressant que les personnes expulsées viennent dans la maison pour violer cette sécurité, en emportant les téléphones des propriétaires et en les enfermant à l'intérieur. Le couple commence donc à être les victimes de cette famille, et ce changement de pouvoir me semble intéressant dans cette situation. Jacob a donc pris le pouvoir, sans recourir à la violence, mais simplement en les enfermant dans cet espace. Bien que cette famille ne soit pas Mapuche, toutes les familles avec lesquelles j'ai travaillé, qui ont partagé leur témoignage avec moi, qui se trouvaient dans cette situation, avaient le drapeau Mapuche affiché dans leurs maisons comme symbole de lutte et de résistance.

Cela rappelle la pression exercée par le gouvernement chilien pour chasser ce peuple de son territoire, dans une lutte qui dure depuis des siècles. Le film aborde aussi le machisme et la violence à laquelle le personnage d'Alfredo Castro confronte son assistante, en est l'incarnation. La question de la perte du territoire, je la voyais aussi, d’une certaine manière, comme les migrations qui ont lieu partout dans le monde de personnes qui sont sans abri, qui errent, qui cherchent un nouvel endroit où établir leur foyer, alors que s'exercent la violence immobilière et la destruction de la nature. Je pense que le film aborde plusieurs thèmes sans en imposer aucun, car j’évite de faire un film discursif ou pamphlétaire. Au contraire, j’aime faire un film qui laisse le spectateur en réflexion, et je pense qu’en touchant à tous ces éléments, chacun s’empare du film et complète sa construction, y compris avec la fin ouverte.

C. L. : Comment avez-vous trouver un équilibre dans vos choix de mise en scène entre l'importance donnée à l'interprétation, le travail du chef opérateur et la composition musicale ?

J. R. S. : Gastón Salgado a joué dans mes trois films, Paulina Urrutia et Alfredo Castro dans deux. Ma méthode fonctionne comme une compagnie de théâtre, où les interprètes sont liés dès les premières ébauches du scénario en 2020. Ce que nous faisons, c'est presque un travail documentaire, où je les reçois comme une famille, je leur donne envie de participer. Il s'agit donc d'un travail de digestion des témoignages, de les intégrer en tant qu'acteurs et actrices. Et puis j'ai déjà une sorte de construction, une architecture de jeu qui leur permet de faire n'importe quelle scène qu'on veut parce qu'ils sont déjà très impliqués dans le sujet. Ce ne sont pas des acteurs qui arrivent sur le plateau et se contentent de lire leurs dialogues. Il y avait beaucoup de travail avec de nombreuses réunions sur deux ans, où les personnages se sont construits. Ensuite, le tournage a été réalisé en dix jours seulement où nous avons filmé de longues scènes de vingt minutes. Je pense donc que c'est un cinéma très vivant, où les acteurs et les actrices ont beaucoup à offrir.

En ce qui concerne la photographie, je voulais vraiment travailler avec Sergio Armstrong, le chef opérateur de Pablo Larraín, un réalisateur formidable, et nous avons décidé de faire un film proche du dogme, où il n'y a pas de lumière dans le film. Nous avons tourné sans aucune lumière, ce qui nous a permis de filmer dans tous les espaces. Nous avons ainsi commencé à choisir les meilleurs espaces pour tourner. Comme nous avons une photographie naturaliste avec un espace ouvert, nous avons aussi des acteurs qui sont capables de se déplacer dans l'espace, d'avoir une conscience de la caméra. Cela génère comme une sorte de grande scène théâtrale, où la scène et l'action peuvent être libres. Je pense donc que cela donne un naturalisme au film, qui se connecte avec le public.

La musique est composée par Miranda y Tobar, deux grands musiciens qui ont fait plusieurs films au Chili. L'idée était de faire une œuvre qui chargerait le spectateur d'atmosphère, qui fonctionnerait comme un leitmotiv. Ainsi, la première chanson revient sans cesse à certains moments, principalement lorsque des scènes de mer apparaissent. Je pense que tous ces éléments finissent par articuler un style cinématographique, et c'est ce qui fait que le film fonctionne, connecte et émeuve le public.

Illustration 3

Isla Negra
de Jorge Riquelme Serrano
Fiction
105 minutes. Chili, 2024.
Couleur
Langue originale : espagnol Avec : Alfredo Castro (Guillermo), Gastón Salgado (Jacob), Marcela Salinas (Marcela), José Soza (Miguel), Paulina Urrutia (Carmen)
Scénario : Jorge Riquelme Serrano
Images : Sergio Armstrong
Montage : Valeria Hernández, Nicolás Venegas Moscoso, Jorge Riquelme Serrano
Musique : Miranda y Tobar
Son : Leandro de Loredo
1er assistant réalisateur : Nicolas Diodovich
2nde assistante réalisatrice : Tamara Dupré
Société de production : Laberinto Films
Production : Jorge Riquelme Serrano
Production exécutive : Daniela Maldonado

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